l’origine française du secret bancaire suisse, souvent oubliée
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Pourquoi la France est à l’origine du secret bancaire suisse
1932 : la police débarque dans une banque suisse de Paris. Des listes avec des milliers de noms sont saisies. Panique à Bâle et à Berne. Il faut réagir…
Le feuilleton des Paradise Papers a braqué les projecteurs sur l’opacité et le secret des comptes. Revenons à l’origine du phénomène. Pour créer un paradis, il faut trois critères (voir notre article Paradis fiscal : comment tout a commencé), dont le secret bancaire. Chez nos amis helvétiques, cette pratique est vieille non pas comme la Confédération, mais presque. Voltaire, déjà, faisait l’éloge ironique de ces hommes habiles : « Si vous voyez un banquier suisse sauter par une fenêtre, sautez derrière lui, il y a sûrement de l’argent à gagner. »
L’usage des comptes anonymes s’imposa en réalité à la fin du XIXe siècle, lorsque la circulation du capital connut une brusque accélération. Nous avons la mémoire courte, mais nos hommes politiques français se plaignaient déjà de l’évasion fiscale à l’Assemblée avant la Pemière guerre, alors que des pays comme la Suisse ou la Belgique faisaient ouvertement de la retape sur le territoire français, usant déjà des procédés publicitaires dénoncés ces dernières années. Dans un remarquable petit ouvrage paru cette année à La Découverte – Les Paradis fiscaux de Christian Chavagneux, Ronen Palan –, on apprend que Joseph Caillaux, en 1907, avait signé un accord bilatéral avec l’Angleterre pour échanger des informations fiscales sur les successions. Une mesure visionnaire, puisque ces échanges sont au cœur aujourd’hui des mesures de la lutte contre les paradis. La Suisse avait décliné la proposition.
Il y a les légendes urbaines, il y a aussi les légendes bancaires. En Suisse, on aime à raconter que la loi sur le secret bancaire de 1934 fut mise en place pour protéger les comptes des juifs allemands qui fuyaient le régime nazi. La réalité, nous racontent Chavagneux et Palan, est légèrement différente et méconnue. Elle mériterait un film et, qui sait, peut-être une coproduction franco-suisse.
Nous sommes en 1932, le 26 octobre, rue de la Trémoille, près des Champs-Élysées. Une descente de police intervient dans la succursale parisienne de la Banque commerciale de Bâle. Sur dénonciation, évidemment. Le commissaire met la main sur un sénateur, beaucoup d’argent liquide et dix carnets contenant 2 000 noms qui seront rendus publics à l’Assemblée ! On imagine les cris d’orfraie sur les bancs. Sur ces listes – là aussi, nous avons oublié l’épisode – figurent des hommes politiques, des évêques, des généraux, des magistrats, des hommes d’affaires… Les dépôts sont estimés à 2 milliards de francs (1,3 milliard d’euros). D’autres perquisitions à la Banque d’escompte suisse et dans la succursale d’une banque genevoise confirment l’étendue de l’évasion. Un mois plus tard, les avoirs sont bloqués, des poursuites sont entamées, on enjoint aux banquiers de collaborer, la France du gouvernement d’Édouard Herriot demandant à la Suisse d’avoir accès aux comptes à Bâle et à Genève. Refus de la Confédération, où les autorités devinent le danger d’une fuite des capitaux en sens inverse.
Elles ne sont pas les seules à paniquer. Les propriétaires étrangers de comptes s’affolent eux aussi et commencent en effet à retirer leurs billes. Il faut réagir. Surtout que la crise de 29 a déjà ébranlé le système bancaire suisse. L’article 47 de la loi sur le secret bancaire va y remédier en sanctuarisant la pratique. Il place celle-ci désormais sous la protection du droit pénal et dispose qu’« un employé d’une banque suisse livrant des informations sur l’identité de ses clients, nationaux ou étrangers, commet un acte criminel ». La pression exercée sur les banquiers suisses, qui furent condamnés à deux mois de détention par la police française, avait fait craindre le pire. Voilà donc comment le zèle d’une France qui voyait d’un très mauvais œil tout cet argent lui filer sous le nez verrouilla les coffres de son voisin.
Le vent du boulet était passé et, après-guerre, la légende put se mettre en place. Dans un article de la revue Genèses de 1999, l’universitaire suisse Sebastien Guex rappelait que Berne commença à brandir l’argument des comptes juifs pour origine du secret bancaire dans les années 60 : le Congrès américain, qui s’était lancé dans la lutte contre les avoirs de la mafia, menaçait alors de le remettre en cause. Il fut ensuite avancé pour expliquer l’impossibilité à restituer leur argent aux survivants de la Shoah ou à leurs héritiers. Avant qu’en 1998 les États-Unis, concernés au premier chef, ne tapent un gros coup de règle sur les doigts de ce fameux secret, qui avait bon dos.