L’aventure Kraftwerk en Suisse
https://www.wedemain.fr/Habitat-partage-En-Suisse-l-histoire-d-une-utopie-devenue-realite_a3262.html
Habitat partagé : En Suisse, l’histoire d’une utopie devenue réalité
A Zurich, un immense projet d’habitat autogéré, basé sur une utopie libertaire, a vu le jour en 2001. Depuis, le modèle « Kraftwerk » s’est répliqué. Une aventure singulière que relate l’architecte Adrien Poullain dans un ouvrage richement documenté.
Dix ans plus tard, rallié par deux activistes, son auteur Hans Widmer décide de donner vie à son idéal. Après une longue gestation et quelques concessions avec la réalité, Kraftwerk 1 est construit à Zurich en 2001. Un immense bâtiment composé d’espaces partagés et de 125 logements évolutifs, du studio à la colocation.
Ici, les occupants sont à la fois propriétaires et locataires: ils possèdent des parts de la coopérative, et payent un loyer très modéré. Ils décident ensemble de la gestion des lieux, et participent à des tâches et activités collectives. Un projet favorisant la mixité sociale, le respect de l’environnement, la convivialité… Qui a depuis inspiré trois nouveaux Kraftwerk. Adrien Poullain dresse le bilan de cette utopie devenue réalité.
Adrien Poullain : Dès la fin du XIXe siècle, cette solution permet aux ouvriers de sortir des centres-villes insalubres, et de se loger de façon abordable.Kraftwerk émerge dans les années 1980, à une autre époque morose, avec du chômage massif, une désindustrialisatoin, beaucoup de drogue… Dans ce contexte, Kraftwerk réactualise le modèle en le poussant très loin. Aujourd’hui, 20% des logements sont coopératifs à Zurich mais Kraftwerk est le plus ambitieux.
Quelle a été l’influence de Bolo’bolo dans l’aventure Kraftwerk ?
Le début des années 1980 est un peu le « mai 1968 de Zurich », avec une contestation, une scène alternative, des squats, des confrontations assez violentes avec les forces de l’ordre. Bolo’bolo répond à une envie collective de réinventer le monde, très utopique. Kraftwerk reprend ses idées mais avec pragmatisme et en s’adaptant à la société suisse contemporaine.
Ce modèle d’habitat citoyen est intéressant car il permet aux habitants de reprendre la main sur leur vie. Kraftwerk est un lieu des possibles, où l’on peut inventer, créer. C’est un espace où se retissent des liens sociaux, avec des espaces de rencontre. Un fonds solidaire permet de financer des services collectifs, comme une garderie, une cuisine collective, des voitures partagées, des espaces culturels. Résultat, Kraftwerk est aujourd’hui pris d’assaut… Même les personnes qui y sont entrées sans grande conviction ne s’imaginent plus vivre autrement. Un quatrième Kraftwerk est d’ailleurs en construction à Zurich.
Economiquement, est-ce aussi intéressant ?
Oui, les loyers sont inférieurs de 30 à 50 % à ceux du marché local. Ils baissent peu à peu, en même temps que le remboursement du prêt d’achat de l’immeuble. Le modèle est donc une bonne façon de lutter contre la spéculation immobilière et la gentrification des centres ville. Le fonds de solidarité, qui représente un petit pourcentage du loyer de chacun (10 à 50 euros), permet aussi de financer à hauteur de 20% le loyer de personnes aux revenus plus modestes, ce qui garantit une certaine mixité sociale.
Les occupants sont souvent très impliqués à leur arrivée, prêt à participer à des projets collectifs, mais ils s’essoufflent un peu au fil du temps. Pour garder une dynamique, il faut un renouvellement des habitants. Le risque est aussi de fonctionner en vase clos, de ne plus sortir de la communauté. Contre cela, Kraftwerk accueille aujourd’hui des entreprises extérieures, des crèches et des activités ouvertes aux voisins. La prise de décision collective est aussi complexe et se réduit souvent aux personnes les plus motivées.
Le modèle est-il exportable en France ?
De plus en plus de gens s’intéressent à ce modèle en France, où la situation sociale rappelle celle de Zurich : spéculation dans les centres-villes, crise de l’habitat, chômage…Un million de personne attendent aujourd’hui un logement social… La loi Alur, depuis 2014, autorise la création de coopératives d’habitants. Mais il existe trois freins à cette évolution : l’accès au foncier est plus couteux qu’à Zurich où la ville est propriétaire de terrains vendus à petits prix. Ensuite, la propriété individuelle est très encouragée et appréciée en France. 60 % des Français sont propriétaires, contre 30% des Suisses. Enfin, les Français ont culturellement une posture citoyenne moins proactive que les Suisses, habitués à une démocratie plus participative. On France, on se repose plus sur l’Etat, et l’on a moins le sens du collectif.
On voit des petits logements coopératifs qui se créent peu à peu en France, souvent de 10 à 40 personnes. Il serait intéressant de passer à une plus grande échelle pour financer plus de des services collectifs sans peser sur la communauté. Je conseille aux personnes intéressées de se rapprocher de la fédération Habicoop. Au final, il manque peut-être un grand projet pionnier en France, une vitrine, comme Kraftwerk, démontrant au grand public qu’il est possible d’inventer de nouvelles façons d’habiter.
- Choisir l’habitat partagé. L’aventure de Kraftwerk. Adrien Poullain, Editions Parenthèses, avril 2018, 24 euros