La Suisse qui lutte
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La Suisse, carrefour des luttes sociales
Le 1er août 1914 éclata la première guerre mondiale entre les nations de la triple Entente (France, Grande Bretagne, Russie et le reste du monde) et les empires centraux (le Reich allemand, l’Empire austro-hongrois et l’Empire ottoman). La Suisse dut prendre immédiatement des mesures pour assurer sa sécurité et le maintien de sa neutralité. Ainsi, le 2 août 1914, le parlement suisse donna plein pouvoir a son exécutif pour prendre toutes les dispositions nécessaires à cet effet et procéda à l’élection du germanophile et très controversé général Ulrich Wille. (generalstreik.ch).
En effet, l’épouse du général, la comtesse Clara von Bismarck, aurait vu d’un bon oeil l’entrée en guerre de la Suisse du côté de l’Allemagne (Niklaus Meienberg 1987) et, pour la petite histoire, son fils, Ulrich junior commença dès la fin de la première guerre mondiale à sympathiser avec la nouvelle coqueluche de la droite réactionnaire allemande, Adolf Hitler. En 1923 il invita celui-ci avec son acolyte Rudolf Hess dans la villa Schoenberg à Zurich pour une conférence devant un parterre de la haute finance et l’industrie zurichoise dans le but de lever des fonds pour le financement de sa tentative de putsch à Munich deux mois plus tard. (Willi Gautschi 1978, Niklaus Meienberg 1987)
Dès l’ouverture des hostilités, le 21 août 1914, les associations de défense des travailleurs suisses se mobilisaient en créant une commission d’urgence, adressant les revendications les plus urgentes aux gouvernement suisse, tels que le report des créances de loyer, la remise en place de la loi sur les fabriques (protection des droits des salariés), la préparation de travaux d’urgence (création publique d’emplois), la régulation du prix des denrées alimentaires. Les premières manifestations contre la vie chère, dû à la pénurie alimentaire, dont profitaient les milieux agricoles, eurent lieu en mai et juin 1915. Après l’entrée en guerre de l’Italie, en mai 1915, la Suisse fut complètement encerclée par les belligérents. (réf. USS)
Entre le 5 et le 8 septembre 1915, suivant l’invitation du socialiste suisse Robert Grimm, 38 pacifistes socialistes de toute l’Europe, dont les russes Vladimir Lénine et Léon Trotski, se réunirent, dans le village bernois de Zimmerwald, pour débattre de l’avenir de la deuxième Internationale socialiste, dont les partis socialistes allemands et français trahissaient honteusement l’esprit pacifique en votant des crédits de guerre à tout va. Les socialistes allemands finirent d’ailleurs par assassiner leurs dissidents pacifistes Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht en janvier 1919.
Entre le 24 et le 30 avril 1916 la Commission socialiste internationale de Berne, présidée par Robert Grimm, organisa une deuxième conférence des pacifistes socialistes européens dans la commune bernoise de Kiental en présence de 44 participants, dont les russes Vladimir Lénine et Grigori Zinoviev, appelant une nouvelle fois à l’arrêt immédiat des hostilités sans indemnités ni annexions, désignant la cause de la guerre, le capitalisme.
Le 17 novembre 1917, un groupuscule de pacifistes et jeunes sympathisants de l’aile gauche du parti socialiste suisse, dont la direction se distançait d’ailleurs, se réunirent dans les rues de Zurich pour fêter la victoire de la révolution bolchévique du mois d’octobre à Saint Pétersbourg. Ce qui commença par une manifestation pacifique se termina par une intervention musclée de la police, une centaine d’arrestations et la mort de trois manifestants et un policier. Ce fut le déclencheur d’une série de grèves et manifestations contre la flambée des prix des denrées alimentaires et les dures conditions de travail.
A l’approche du premier anniversaire de la révolution bolchévique, le général Ulrich Wille fit part de son inquiétude au conseil fédéral en écrivant ceci : « J’ai l’intime conviction que les participants aux congrès de Zimmerwald et de Kiental avaient décidé de commencer par la Suisse le processus de renversement de l’ordre établi en Europe. Le triomphe des bolchéviques en Russie a favorisé ce projet. Chacun sait que de nombreux messagers des bolchéviques russes qui disposent des sommes d’argent importantes se trouvent en Suisse dans le but d’exploiter la situation et d’accélérer l’exécution de ce plan. » Le conseil fédéral réagit par l’occupation militaire préventive de la ville de Zurich pour éviter l’insurrection révolutionnaire.
En protestation contre cette décision du Conseil fédéral la direction du Parti socialiste suisse et la Fraction socialiste au Conseil national créèrent le 4 février 1918 le « Comité d’action d’Olten » dont les élus socialistes furent Robert Grimm (Berne), Friedrich Schneider (Bâle), Rosa Bloch (Zurich), Karl Dürr (secrétaire USS), Konrad Ilg (FTMH), August Huggler (Fédération du personnel des chemins de fer) et Franz Reichmann (Fédération des ouvriers du bois). (réf. USS)
Le 1er mars 1918 le comité présente un plan d’action pour une grève générale en tant que moyen de lutte et un catalogue de revendications :
- Renouvellement de la chambre basse selon le principe de la représentation proportionnelle, celle-ci ayant été dominée depuis la naissance de l’état fédéral en 1848 par les libéraux (revendication réalisée le 13 octobre 1918 par l’acceptation par le peuple d’une initiative populaire qui marqua l’entrée du Parti socialiste au parlement et, plus tard, en 1943 dans l’exécutif)
- Droit de vote et éligibilité des femmes (introduit en 1971)
- Introduction du droit au travail pour tous
- Introduction de la semaine de 48 heures dans toutes les entreprises privées et publiques (introduit en 1919)
- Organisation d’une armée de milice
- Mesures visant à assurer l’approvisionnement alimentaire
- Introduction d’une assurance vieillesse et invalidité (introduite le 6 juillet 1947 par votation populaire)
- Monopole de l’état pour les importations et les exportations (non réalisé)
- Remboursement de la dette souveraine par les possédants (non réalisé)
Au mois d’avril le « Comité d’Olten » décide la préparation d’une grève générale suite au refus du Conseil fédéral de renoncer à l’augmentation du prix du lait. Au mois de juin avaient lieu des manifestations des ouvrières contre la faim. Un cinquième de la population vivait en dessous du seuil de pauvreté à l’époque. S’ensuivirent une manifestation de solidarité de 15’000 ouvriers et ouvrières à Zurich une grève du personnel communal, une grande manifestation contre la faim à Bienne, une grève importante chez Sulzer, SLM et Rieter à Winterthur (6’000 grévistes). En juillet, grève générale à Lugano, émeutes de la faim à Bienne, limitation de la liberté de presse et de réunion. Septembre, grève du personnel des banques à Zurich,
Au mois d’octobre 1918 s’annonce la chute de l’Empire austro-hongrois et le 3 novembre les matelots de la marine allemande se révoltent contre leurs supérieurs à Kiel pendant que débutent les négociations de cessez-le-feu entre l’Allemagne et les puissances alliés à Compiègne en France.
Craignant une révolution, le 4 novembre le général Wille exprime sa volonté de mobiliser la cavalerie contre les grévistes et le 6 novembre le conseil fédéral rompt les relations diplomatiques avec l’Union Soviétique et décide d’engager l’armée dans le conflit. En réponse le « Comité d’Olten » lance une grève de protestation de 24 heures dans une vingtaine de villes suisses.
A Berlin Philippe Scheidemann du parti socialiste et Karl Liebknecht, le dissident pacifiste, proclament simultanément dans deux communiqués concurrents.la naissance de la République allemande, le deuxième se fera assassiner par les semblables du premier.
En réponse à l’intervention musclée de l’armée lors d’une manifestation à Zurich le 10 novembre, 1 mort et plusieurs blessés, le « Comité d’Olten », la direction du Parti socialiste suisse, l’Union syndicale suisse ainsi que la Fraction du PS au Conseil national décident d’appeler à la grève générale à partir du 12 novembre 1918.
Après trois jours de grève, le déploiement de 100’000 soldats, l’occupation de l’imprimerie et la rédaction du journal socialiste « Berner Tagwacht » le comité cède finalement aux pressions du gouvernement et décide l’arrêt de la grève le matin du 14 novembre. Malgré la capitulation sans concession des grévistes et les procès qui s’ensuivirent, la grande majorité de leurs revendications furent réalisés par la suite.
En mémoire du soulèvement courageux des travailleurs de ce pays la ville d’Olten organise pendant tout le mois de septembre un spectacle théâtral, impliquant une centaine d’acteurs amateurs.
Le milliardaire, ancien Conseiller fédéral, fils de pasteur, historien amateur à ses heures perdues, source intarissable d’inspiration et de finances du premier parti politique suisse UDC, connu pour sa rhétorique nationaliste et xénophobe, dont l’arrière grand-père avait immigré en Suisse depuis l’Allemagne en 1861, Christoph Blocher, ne se rendra pas à Olten. Il n’a pas la même vision « angélique » des événements de 1918.
Dans une interview accordée à son organe de propagande « Die Weltwoche », jadis un hebdomadaire de gauche, il théorise que « La grève générale de 1918 fut la plus importante crise de l’histoire de la Suisse. Le meneur et agitateur Robert Grimm projeta le renversement de l’ordre établi selon le modèle de la révolution bolchévique. S’il avait réussi, la Suisse serait aujourd’hui une dictature et le peuple virait dans la terreur et la misère. »
Ainsi, selon le quotidien « Blick » Monsieur Blocher, a décidé d’organiser, le 14 novembre prochain, son propre spectacle à la gloire des braves soldats, qui souffraient d’ailleurs des mêmes conditions que les manifestants et en plus de la discipline prussienne imposée par le général Wille, et la courageuse bourgeoisie suisse pour avoir défendu les valeurs patriotiques. Il laissera défiler, lors d’un important événement, des soldats en uniforme d’époque.
Il faut dire qu’il n’est pas le seul à avoir cette vision des choses dans ce pays, mais il est sans doute le précurseur des mouvements réactionnaires européens, un des premiers à avoir vu venir les dérives du capitalisme financier, dont lui-même avait su grandement profiter, en s’accaparant le potentiel du champ politique à droite des libéraux, décrédibilisés par les crises financières et le démantèlement de l’Etat-social.
Cependant M. Blocher a beau avoir transformé le parti agraire bernois en première force politique du pays il n’a, jusqu’ici, pas réussi à prendre le pouvoir. Le système collégial, qui l’en a empêché, ne lui a pas accorder un deuxième mandat en tant que Conseiller fédéral. D’autre part, contrairement à la Social-démocratie européenne, le Parti socialiste suisse a gardé une certaine estime dans la population pour ne pas avoir cédé aux sirènes du néolibéralisme en 2001, refusant le « Manifeste de Gurten » de la libérale Simonetta Sommaruga, actuelle Conseillère fédérale socialiste.
La mémoire de la « Grève générale » prend une dimension toute particulière en cette année 2018. Depuis que la droite réactionnaire a pris le pouvoir en 2015, cette entente cordiale et la légendaire paix du travail sont sérieusement compromis et les deux Conseillers fédéraux socialistes, empêtrés dans un collège réactionnaire, avalent couleuvre après couleuvre.
Ainsi, la Conseillère fédérale Simonetta Sommaruga socialiste déclare, au sujet d’une initiative de son propre parti qui veut réguler un des systèmes de financement des partis politiques les plus opaques au monde, que cette initiative, qui envisage la déclaration de dons en dessus de CHF 10’000, ne serait « pas compatible avec l’esprit du système politique suisse. » Or il est de notoriété publique que l’entrée au Bundestag allemand du parti fasciste AFD en 2017 avec 12,6% des votes s’était fait largement grâce à des financements en provenance de la Suisse. Serait-il trop audacieuse de faire une analogie avec la venue du Führer et Rudolf Hess à Zurich en 1923 sur invitation d’Ulrich Wille ?
Alain Berset, ministre socialiste des affaires sociales, déclare au magazine du grand distributeur Coop au sujet de deux initiatives en faveur d’une agriculture durable, soumises au vote populaire le 23 septembre prochain, qu’elles seraient « contraire à l’esprit du libre échange ».
On pourrait ajouter à la liste, qui est loin d’être exhaustive, la décision de l’exécutif d’assouplir les conditions d’exportation de matériel de guerre dans des régions impliqués dans des conflits armés.
Il est fort à craindre que le capitalisme déchaîné remplace gentiment le capitalisme redistributif dans ce pays. Reste à savoir si sous ces conditions la collégialité et le consensus sont encore la bonne formule.