le système judiciaire suisse face au covid19

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En Suisse, la justice doit-elle suspendre son vol?

Coronavirus

Avocats et magistrats se déchirent à propos des mesures visant à préserver l’appareil judiciaire et à protéger les justiciables. Interpellé, le Conseil fédéral a lancé une consultation dans l’urgence afin de régler la problématique des délais

La crise sanitaire met le monde judiciaire sous extrême tension. La Fédération suisse des avocats (FSA) réclame des mesures beaucoup plus drastiques afin de geler les délais légaux, suspendre l’ensemble des procédures et stopper l’activité des tribunaux. Mais tout cela va beaucoup trop loin aux yeux de l’Association suisse des magistrats (ASM), qui souhaite laisser une marge de manœuvre aux juges afin d’éviter la paralysie totale du système. Le Conseil fédéral, «conscient des défis qui se posent», va examiner la question. Les milieux concernés, consultés mercredi matin par Berne, avaient jusqu’à 17 heures pour faire connaître leurs besoins.

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La polémique n’a pas attendu pour enfler. Dès l’adoption de l’ordonnance destinée à lutter contre le coronavirus, les justices fédérale et cantonales ont annoncé des mesures de recentrage sur les tâches prioritaires, annulé des audiences et reporté des procès fixés ou en cours (dont celui de l’ancien chef rebelle libérien poursuivi pour crimes de guerre ou encore celui des ex-dirigeants de la Fédération allemande de football avec un risque de prescription à la clé). Le 16 mars déjà, la FSA interpellait pourtant la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter, cheffe du Département fédéral de justice et police, pour lui dire son inquiétude et proposer d’utiliser plus largement le droit d’urgence afin d’instituer mais aussi d’harmoniser une approche plus radicale.

Avocats vieillissants

Dans ce courrier, la FSA, présidée par le Fribourgeois Albert Nussbaumer, évoque les craintes de la profession: «Des cas d’infection se sont déjà produits dans certaines études; étant rappelé que de nombreux avocats en exercice ont plus de 65 ans, âge critique pour une évolution défavorable de la maladie. Certaines études ne peuvent déjà plus ni répondre à la nécessité de participer personnellement et régulièrement aux audiences judiciaires, ni garantir l’obligation impérative et évidente de respecter les délais de procédure.»

Pour limiter la casse, la FSA demande que toutes les audiences, auditions, séances et inspections de toutes les autorités judiciaires (administratives comprises) soient reportées tant et aussi longtemps que dure l’état d’exception. Pour les situations urgentes, celle-ci propose un examen au cas par cas avec consultation des parties. Les avocats veulent aussi que toutes les procédures en cours soient gelées, de même que les délais fixés et qu’aucune décision ne soit notifiée (sauf impératif) durant la période concernée. Dans l’absolu, l’ensemble des délais légaux cantonaux et les délais relevant du droit fédéral devraient être mis entre parenthèses.

Magistrature méfiante

En réaction à ce courrier, l’ASM a également écrit à Karin Keller-Sutter pour plaider la souplesse et refuser un report généralisé. Signée par le juge saint-gallois Patrick Guidon, cette prise de position s’insurge contre l’appel à un statu quo judiciaire et fait remarquer que les tribunaux ont déjà pris des dispositions pour réduire les risques ou prolonger certains délais. Méfiante, l’ASM ne veut pas non plus devoir discuter des urgences avec les avocats, – «il convient de rappeler qu’une partie peut avoir intérêt à retarder ou à bloquer la procédure» – ni soumettre des interrogatoires au consentement du prévenu.

En clair, l’ASM craint l’insécurité qui pourrait naître d’une sorte de justice d’urgence généralisée et préconise une approche plus pragmatique. «Il ne faut pas oublier que c’est précisément en période de crise que des institutions fortes et fiables telles que les tribunaux offrent aux citoyens soutien et sécurité. Il est donc impératif que le fonctionnement du système judiciaire soit maintenu dans l’intérêt de la société dans son ensemble.»

Anticiper la pagaille

Mandaté pour mettre fin à ce bras de fer, l’Office fédéral de la justice a lancé une consultation expresse afin de savoir quels sont les besoins et qui serait d’accord avec une solution consistant à anticiper les féries judiciaires de Pâques (c’est ce qui a déjà été décidé par le Conseil fédéral en matière de poursuites) afin de diminuer dès à présent la pression sur les justiciables, et ce jusqu’au 19 avril. Le Tribunal fédéral, qui vient encore de restreindre ses activités, a fait savoir qu’il soutenait cette proposition d’uniformisation.

Invité à prendre position, le pouvoir judiciaire genevois s’est également déclaré favorable à cette anticipation. «Nous avons en plus suggéré de suspendre les délais de recours en matière fiscale et les délais de prescription aussi bien en matière civile que pénale», précise le procureur général Olivier Jornot. Ce qui ne fera pas forcément plaisir à ceux qui comptaient jouer la montre pour échapper à un premier jugement. Le Ministère public souhaite aussi pouvoir interrompre la prescription de la peine, ce qui permettrait de décharger la prison en repoussant l’exécution de certaines courtes privations de liberté.

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L’incarcération demeure un sujet sensible. Des associations de défense des droits de l’homme ont appelé jeudi à libérer ou à renoncer à enfermer certains petits délinquants. Quant à la problématique des délais, la décision du Conseil fédéral est attendue avec une certaine fébrilité. Le bâtonnier vaudois Nicolas Gillard l’exprime en ces termes: «Les avocats sont des partenaires de la justice. On doit pouvoir trouver les meilleures solutions et faire en sorte qu’une fois sortis de cette crise, la pagaille ne soit pas encore plus importante pour les tribunaux et pour nous.»