Swissgrid, le Gothard de l’électricité
Le Gothard électrique suisse frôle de plus en plus près le black-out
En 1957, la Suisse est à l’origine de l’interconnexion des réseaux électriques européens. Mais, aujourd’hui elle n’existe plus pour les Européens, qui utilisent ses réseaux sans même avertir Swissgrid. Chez l’opérateur national, les manœuvres destinées à éviter la surcharge des lignes augmentent de 30% par an afin d’éviter un black-out.
C’est peut-être la plus grande carte de Suisse. En tout cas, c’est certainement celle de ses infrastructures les plus critiques. Sur l’écran géant du centre de conduite des réseaux de Swissgrid, à Aarau, 6700 kilomètres du réseau à très haute tension helvétique se dessinent en deux couleurs: le rouge pour les lignes à 380’000 volts et le vert pour celles à 220’000 volts. Si un black-out devait se produire dans le pays, c’est ici qu’il apparaîtrait d’abord, dans une troisième couleur: les lignes et les transformateurs se coloreraient en blanc.
Responsable des opérations régionales de Swissgrid pour la partie nord-ouest de la Suisse, Jonathan Buser, qui guide la visite, explique que dans un centre de simulation voisin, les opérateurs sont précisément formés à ces situations d’urgence. La probabilité d’un black-out est faible. Mais cela ne veut pas dire qu’on ne passe pas tout près parfois. Ni que le risque n’augmente pas.
Pour le comprendre, il faut observer les autres cartes, plus petites, du centre de conduite. Elles montrent les capacités à disposition, ou bien encore la météo, devenue cruciale avec l’intégration du solaire et de l’éolien. Surtout, à gauche, un écran décrit les flux qui entrent et sortent du pays. Ils sont gigantesques: 26,4 térawattheures (TWh) sont entrés dans le pays et 36,1 en sont sortis en 2020. Par comparaison, toute la Suisse avait consommé 55,7 TWh la même année.
La plaque de cuivre
Pour l’essentiel, ces électrons ne font donc que transiter à travers le pays. Du nord, d’Allemagne et de France vers le sud et l’Italie principalement. Longtemps, cela a placé le réseau très haute tension suisse dans une situation enviable. Au cœur de l’Europe, il est au centre de ce qu’Amédée Murisier, le responsable de l’hydraulique chez le producteur d’électricité Alpiq, appelle «la plus grande machine jamais construite par l’homme».
Contrairement à celui des Etats-Unis par exemple, le réseau électrique européen est entièrement interconnecté d’Ankara à Dublin et du Cap Nord au détroit de Gibraltar. Au cœur de cette machine, il y a l‘étoile de Laufenburg, le Gothard de l’électricité, baptisée familièrement «la plaque de cuivre» par les électriciens suisses. Historiquement, c’est le premier maillon de l’interconnexion européenne, initié par les Suisses en 1958, pour faire battre les réseaux à la même fréquence: le 50 hertz.
Le 50 hertz, c’est le graal des électriciens européens. Le moindre écart menace les innombrables appareils qui y sont reliés. Et si cet écart devient plus grand et durable, il entraîne une perte de contrôle et, in fine, un black-out. Un scénario improbable?
Marie-Claude Debons la porte-parole de Swissgrid, se veut rassurante: «En 2021, la disponibilité du réseau à très haute tension de Swissgrid a été de 100 %.» Pourquoi, dès lors, le président de la confédération, Guy Parmelin, a-t-il appelé, via une vidéo publiée le 27 septembre 2021 sur le site de l’Organisation pour l’approvisionnement en électricité en cas de crise (Ostral), les grands consommateurs à se préparer à des coupures volontaires de leur consommation pour éviter un black-out? Ils sont 30’000 à avoir ensuite reçu la même mise en garde par courrier.
Certes, l’alerte lancée par Guy Parmelin concernait le futur, à partir de 2025. Mais comme notre enquête le montrera, le risque est plus immédiat. L’électricité se dessine soudain comme le talon d’Achille de la prospérité helvétique. Une situation incroyable dans un pays qui produit plus d’électricité qu’il n’en consomme depuis des décennies.
Un tiers d’interventions en plus en cinq ans
Depuis la salle qui domine le centre de conduite de Swissgrid, Jonathan Buser fait une distinction essentielle. «En substance, un black-out peut se produire soit par une perte de contrôle du réseau, soit par une pénurie d’approvisionnement.» Commençons par la perte de contrôle du réseau, parce que l’éviter est le cœur du métier de Swissgrid, qui transporte l’électricité mais n’en produit aucune.
Fondamentalement, cela consiste à maintenir le réseau stable en évitant les pannes liées aux inévitables accidents. Mais ça, c’est la routine. La vraie difficulté est de maintenir 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 cette fameuse fréquence des 50 hertz. Or, elle est de plus en plus influencée par toutes sortes de facteurs sur lesquels les ingénieurs de Swissgrid ont de moins en moins d’influence. Surtout en l’absence d’accord électrique avec nos voisins européens après l’abandon de l’accord-cadre en mai 2021.
Une situation qui ne pouvait pas tomber plus mal. Les électriciens suisses sont tous d’accord sur un point: leurs réseaux sont confrontés au plus grand défi de leur histoire. Il leur faut gérer en même temps l’électrification de tout — en commençant par les voitures —, la transition vers des énergies décarbonées mais aussi intermittentes, et la sortie du nucléaire — qui avait l’insigne avantage d’être pilotable quand le vent et le soleil ne le sont pas.
Cette imprévisibilité de la production rend plus difficile le maintien de la fréquence des 50 hertz, qui varie en fonction des surcharges de la production d’électricité ou, au contraire, d’une demande trop forte. L’éolien allemand, par exemple, fait l’objet de soubresauts particulièrement brutaux dans sa production. Et personne ne sait très bien comment se présentera la demande de plus en plus massive des voitures électriques, maintenant que l’Union européenne a interdit la vente de voitures thermiques à partir de 2035.
Pour l’heure, ce sont néanmoins surtout les surcharges qui occupent les ingénieurs de Swissgrid. Afin de les éviter sur un élément de son réseau, l’opérateur applique une règle de calcul dite n-1. «Cela signifie qu’en cas de défaillance de n’importe quel élément, un transformateur en révision, une ligne interrompue par une tempête, tous les autres éléments disposent d’une capacité de réserve suffisante pour transporter l’énergie supplémentaire», explique Jonathan Buser. Ce calcul effectue une simulation toutes les cinq minutes pour vérifier que la règle est respectée. «Et si une déviation est identifiée, nous avons deux outils pour intervenir: les manœuvres de couplage et les redispatchs.»
Les consoles situées à droite du centre de contrôle de Swissgrid gèrent ces manœuvres. Les opérateurs jouent sur la topologie du réseau, en déviant les flux sur d’autres lignes pour soulager celles menacées de surcharge, à partir des 147 postes de couplage ou en adaptant les flux des 21 transformateurs du pays. Ils peuvent aussi demander à de grandes centrales électriques de réduire leur production et à d’autres de l’augmenter afin de garantir le maintien de la production sans surcharger une ligne.
Chez Swissgrid, entre 2014 et 2020, le nombre de manœuvres topologiques est passé de 495 à 1981 par an, et celles de redispatching de 39 à 130. Une augmentation de 30% par an qui suggère des changements structurels et pas seulement une augmentation des accidents classiques de type drone accroché dans une ligne ou poteau abattu par la tempête. (On y reviendra). Mais avant il faut savoir qu’il y a un autre grand instrument d’intervention pour maintenir la stabilité du réseau: le réglage.
Le graal des 50 hertz
Pour conserver la valeur critique des 50 hertz, la quantité d’énergie injectée dans le réseau doit à chaque seconde être identique à celle qui est consommée. Si des fluctuations imprévues se produisent, l’équipe en charge du réglage dans le centre de conduite ajoute ou retranche de petites quantités d’électricité de réglage, achetées ou compensées auprès des producteurs qui réservent ces capacités pour Swissgrid comme pour les 41 autres opérateurs du réseau haute tension des 35 pays interconnectés en Europe.
Le hic ici est que, pionnière de la coopération internationale pour l’acquisition de puissance de réglage et l’introduction de pools de réglage — grâce à ses barrages de retenues bien adaptées à ces besoins instantanés —, la Suisse se retrouve aujourd’hui en marge des plateformes européennes. Sans entrer dans les détails, il existe trois types de plateformes (TERRE, MARI et PICASSO) qui se distinguent en fonction de leur temps de réaction. La Suisse n’a plus qu’un strapontin, et uniquement dans la première (dite primaire).
Certes, la position centrale de la Suisse lui garantit toujours la bienveillance des alter egos européens de Swissgrid. Personne n’a intérêt à ce qu’un pays qui a 41 points d’interconnections de son réseau avec ses voisins — soit à lui seul 10% de cette capacité en Europe — soit exclu. Les grands incidents de fréquence sur la très haute tension ne sont certes pas très nombreux – de l’ordre de deux à trois par an, pour ceux qui font l’objet d’un rapport auprès de l’ENTSO-E, l’association des gestionnaires de réseau de transport d’électricité en Europe. Mais ce sont ces incidents qui déclenchent les cascades de surcharges à l’origine des grands black-out, comme celui qu’a connu l’Italie en 2003 ou le Texas l’an dernier.
L’incident survenu le 8 janvier 2021 donne une bonne illustration de ce qui se passe, tout en soulignant la nécessité d’une très bonne coordination européenne. C’est d’ailleurs Swissgrid qui a géré cet incident, parti de la surcharge d’un élément du réseau de transport en Croatie. Le beau temps dans les Balkans et les vacances du Noël orthodoxe ayant entraîné une baisse de la demande, alors que les pays d’Europe centrale et occidentale, eux en pleine vague de froid, importaient du courant de Turquie et même d’Ukraine, a mis la Croatie en situation de surcharge. La fréquence y augmentait tandis qu’elle baissait à l’ouest. Les ingénieurs de Swissgrid en charge de la zone sud cette semaine-là, et leurs homologues d’Amprion en Allemagne, ont donc découplé les deux réseaux européens afin d’éviter le black-out.
Sans conséquence grave cette fois, ce type de situation souligne à quel point la coordination de Swissgrid avec ses homologues est centrale. D’autant plus que tout le monde s’attend à ce que l’intégration de nouvelles sources d’énergies renouvelables intermittentes rendent la situation plus imprévisible. Jonathan Buser tempère cependant: «Les progrès des modèles informatiques compensent cette imprévisibilité.» C’est vrai mais, comme le remarque l’expert français Etienne Beeker: «La connaissance de la météo rend la probabilité de défaillance moins grande. Mais les événements extrêmes, comme des grands froids ou l’immobilité d’un anticyclone aboutissant à une longue période sans vent, les rendent aussi plus durable.»
Le problème de l’échec de l’accord-cadre
Dans tous les cas, les modèles informatiques de prédiction sur lesquels s’appuient Swissgrid, comme ceux de Coreso et TSCNet, sont européens. Or, même si les Européens incluent la Suisse et ont intérêt à la stabilité de son réseau, l’absence d’accord-cadre avec l’UE rend les choses plus complexes.
La première difficulté que résume Jonathan Buser d’une formule lapidaire c’est que la Suisse n’existe pas. Elle n’est plus prise en compte dans certains modèles de calcul, alors qu’il y a en effet de plus en plus d’échange d’électricité entre pays européens. Un exemple: 30% de l’électricité échangée entre la France et l’Allemagne transite déjà via le réseau suisse. Or, en particulier pour les échanges à court terme voulue par la logique de marché, Swissgrid n’est souvent pas informé de ces échanges. Ce phénomène, baptisé loopflow par les électriciens, aboutit à des surcharges surprises de nature à déstabiliser le réseau et à réduire les capacités d’importation de la Suisse.
Selon Swissgrid: «Tant que la Suisse ne sera pas incluse de manière adéquate dans les processus de calcul des capacités nécessaires, nous nous attendons à une augmentation des flux d’électricité non planifiés à travers la Suisse. Sans accord sur l’électricité, les situations de surcharge des éléments de notre réseau risquent de se produire plus souvent. Swissgrid doit alors intervenir dans l’exploitation du système pour maintenir la stabilité du réseau. Cela implique des efforts et des coûts, et on s’interroge de plus en plus sur la disponibilité de ce que l’on nomme des “Remedical Actions”, car elles s’appuient essentiellement sur l’énergie hydraulique.» Une ressource qui n’est pas infinie. L’eau des barrages est critique pour l’approvisionnement hivernal et pour le réglage des 50 hertz. Si Swissgrid est de plus en plus appelé à l’utiliser, elle ne sera plus disponible pour la réserve de stockage que veut le Conseil fédéral dès l’hiver prochain.
L’autre conséquence de l’absence d’accord électrique avec nos voisins est que la Suisse soit de plus en plus contournée. Que son Gothard électrique (et payant) soit évité par les nouvelles lignes tirées par ses voisins. Cela n’a rien de théorique. Et cela pose aussi une difficulté supplémentaire pour la transition énergétique et l’approvisionnement électrique de la Suisse. Cela ne les empêchera pas, mais va les rendre plus risqués à court terme et plus compliqués et chers à long terme. Parce que sans accord sur l’électricité avec l’Europe, la Suisse se prive du grand atout de la transition énergétique d’un vaste réseau interconnecté: le foisonnement.
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