le système de milice (bien) vu par les Echos

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En Suisse, à l’école des recrues

En Europe, seule la Suisse, avec son armée de milice, compte à quasi 100 % sur sa jeunesse pour assurer la défense de son territoire – Fabrice Coffrini/AFP

A l’heure où la France réfléchit à un service national universel aussi utile à la jeunesse qu’au pays, la Suisse vient de réviser ses règles pour conserver son système d’armée de milice. Reportage à la place d’armes de Thoune.

Un service national universel – SNU – pour quoi faire ? La question taraude les Armées mais aussi tous les professionnels en lien avec la jeunesse depuis que le président Emmanuel Macron l’a annoncé comme  l’un des marqueurs clefs de son quinquennat . Ce service qui devra, à terme, concerner tous les jeunes d’une classe d’âge (entre 600 et 800.000 jeunes par an) doit être « un vrai élément de transformation en termes de cohésion nationale ».

Mais « la vocation du SNU n’est pas militaire », insiste Geneviève Darrieussecq, secrétaire d’Etat auprès de la ministre des Armées, qui supervise le  groupe de travail piloté par le général Daniel Ménaouine . Ce dernier doit présenter dans quelques jours au président ce que pourrait être ce futur SNU, en vue du lancement d’une première expérience en 2019, puis d’une montée en puissance progressive sur plusieurs années.

 La jeunesse n’est pas le problème, elle est la solution 

D’une voix douce,  l’ancienne maire de Mont-de-Marsan rappelle que, même dans sa petite ville (30.000 habitants), « il y a des mondes parallèles et des jeunes qui ne se côtoient jamais ». « Dans une société individualiste où les intérêts catégoriels priment souvent, l’expérience de la mixité est, selon moi, indispensable pour se découvrir, faire ressortir nos points communs plutôt que nos différences et faire corps. Ce n’est pas la jeunesse qui est individualiste, c’est notre société qui l’est devenue. La jeunesse n’est pas le problème, elle est la solution », cherche-t-elle à convaincre.

Et de souligner ce qui sera bientôt le leitmotiv du gouvernement, à savoir que le SNU n’est finalement pas un service mais « un projet de société » pour construire dans la durée quelque chose d’utile au pays. Avec un temps, même court, de brassage social autour d’apprentissages sur la sécurité du territoire, le secourisme, la protection des données informatiques, l’hygiène… Puis un temps plus personnalisé au service de la solidarité. La secrétaire d’Etat l’avoue : « il faudra innover, aucun modèle ne peut être copié ».

Armée de milice en Suisse

En Europe, l’obligation de servir sous les armes n’existe plus que dans neuf pays : Suisse, Autriche, Grèce, Norvège, Finlande, Danemark, Estonie, Lituanie et Suède. Mais les effectifs appelés sous les drapeaux sont faibles et reposent essentiellement sur le volontariat. Seule la Suisse, avec son armée de milice, compte à quasi 100 % sur sa jeunesse pour assurer la défense de son territoire. Le petit pays qui, du temps de la guerre froide, avait multiplié citadelles, fortins, bunkers et abris antiatomiques, ne compte que 3.050 militaires de carrière !

Des légendes sur ses bases militaires cachées dans ses sommets, il ne reste plus grand-chose. « Tout juste a-t-on encore quelques avions stockés dans une montagne et des radars qui peuvent sortir d’un sommet, mais les troupes de forteresses sont abolies et nous avons vendu la quasi-totalité de nos citadelles pour en faire des hôtels, tandis que nos anciens bunkers ont été rachetés par des entreprises privées pour y confiner leurs données informatiques », confie un haut gradé. Un seul bunker tenu au secret est creusé quelque part dans la montagne pour abriter le Conseil fédéral, le Parlement et l’état-major en cas d’apocalypse.

 Notre politique de sécurité repose sur quelques professionnels, beaucoup de volontaires et surtout la formation des milices 

Reste une chose à laquelle la Suisse n’a pas renoncé depuis 1798 : son armée de citoyens ! « Notre politique de sécurité repose sur quelques professionnels, beaucoup de volontaires et surtout la formation des milices », explique Dominique Audrey, conseiller militaire du ministre de la Défense. L’armée compte 134.500 soldats miliciens.

Formation de 18 semaines

Astreints au service militaire, tous les hommes de nationalité suisse doivent, entre 18 et 24 ans, faire une formation de base de 18 semaines (base volontaire pour les femmes) : l’« école de recrues ». Chacun d’eux est ensuite affecté à un bataillon (environ 1.000 hommes) et doit participer à six « cours de répétition » de trois semaines avant d’atteindre 35 ans. Chacun entretient ainsi son matériel chez lui, s’entraîne au tir au moins une fois par an et répond aux convocations, sous peine d’amendes.

Sur la place d’armes la plus ancienne du pays, à Thoune dans l’Oberland bernois, se trouve le Centre d’instruction des troupes mécanisées (CIM) du pays. Dans la plaine au pied du Stockhorn, l’un des sommets les plus connus des Alpes bernoises, les chars Leopold et de grenadiers sont en position pour un exercice de tir. A la manoeuvre, ils démarrent, tirent, font carton plein, puis demi-tour. Le tout sous la conduite de trois jeunes gens au visage encore enfantin.

Aucun n’envisage de carrière militaire. Mais comme tous les jeunes hommes du pays, ils ont fait l’« ER » (l’école de recrue), puis ont décidé de « payer leurs galons », c’est-à-dire d’opter pour un service long (jusqu’à 300 jours), afin de monter en grade et de pouvoir encadrer une section (40 soldats), puis un bataillon. Car dans l’armée suisse, les officiers et tout l’encadrement sont aussi des civils non professionnels.

Trois semaines pour conduire un char

Français et récemment naturalisé suisse, le sergent Ghislain Perusclet a fait à dix-neuf ans, au sortir du lycée, son « école de recrue » et a opté pour le service long. Intéressé par des études de commerce, il explique qu’apprendre à diriger un groupe est un savoir précieux sur un CV. Trouve-t-il l’obligation de servir trop contraignante ou désuète ?

« Non, il est important que la Suisse soit protégée. Cela me semble normal de faire quelque chose, l’engagement des citoyens fonctionne comme une sorte d’assurance », répond-il. Et d’ajouter que « oui, il sent chez les Suisses davantage de cohésion nationale qu’en France ». Son coéquipier, Fabien Ziegler, confirme : « face aux menaces hybrides, le pays doit garder une assurance, et c’est l’armée ».

Dans les salles de simulateurs de conduite de tir à Thoune, plusieurs hommes s’entraînent. Eux sont en « CR » (cours de répétition), des sessions de formation de trois semaines auxquelles ils sont convoqués durant leur période d’obligation de service. N’est-ce pas difficile de laisser son emploi ? On s’organise, répondent-ils. L’un est dentiste, l’autre postier. Ils ont fait leur ER à Thoune, appartiennent au même bataillon. Trois semaines pour savoir conduire un char, c’est suffisant ? « On a acquis une compétence, c’est comme le vélo, cela ne s’oublie pas », réfutent-ils.

Lieu de brassage social

En dépit de ses contraintes, le service militaire est assez peu contesté. Par trois fois, l’association antimilitariste GSsA (Groupe pour une Suisse sans armée) a organisé des votations sur la fin de la conscription. Recueillant un certain succès lors du premier référendum avec 35,6 % de vote favorable. Mais c’était la fin de la guerre froide et l’heure était au désarmement. En 2001 et en 2013, 78 % et 73 % des Suisses ont voté contre la fin du service.

 J’ai davantage appris l’allemand en quatre mois que pendant toute ma scolarité. 

Profondément ancré dans la société suisse, le service militaire est à la fois un lieu de réseau, d’échange, d’amitié, d’apprentissage linguistique et d’échange de savoir-faire. Il n’y a pas si longtemps, tous les directeurs de banque avaient au minimum obtenu le grade d’officier dans la milice. Dans chaque canton, la société d’officiers pèse lourd dans la vie publique.

Dans un pays multilingue, nombre de jeunes soulignent que leur école de recrue est l’occasion pour eux de se frotter à une langue qu’ils maîtrisent peu. « J’ai davantage appris l’allemand en quatre mois que pendant toute ma scolarité », confie un appelé sur la base aéronautique de Payerne. Tous l’affirment : le service est aussi un lieu de brassage social. Du moins entre Suisses, dans un pays où 25 % de la population est étrangère.

 Chez moi à Payerne, le club compte 1.500 tireurs sur 8.000 habitants. 

« Entre le menuisier, l’avocat et l’employé de bureau, un esprit de corps se crée qui fait beaucoup pour l’unité du pays et beaucoup d’hommes ont plaisir à se retrouver entre eux pour trois semaines », explique Jean-Philippe Gaudin, ancien attaché de défense de Suisse à Paris. Chaque village a son centre de tir, souvent lieu de la kermesse annuelle. « Chez moi à Payerne, le club compte 1.500 tireurs sur 8.000 habitants », s’amuse le général Gaudin.

Un coût croissant

Néanmoins, la Suisse n’est évidemment pas épargnée par la montée des individualismes. Il y a vingt-cinq ans, les hommes servaient jusqu’à 50 ans et la Suisse comptait 620.000 soldats pour quelque 6 millions d’habitants. Aujourd’hui, ils sont 134.000 et bientôt 100.000 pour plus de 8 millions d’habitants. « Pour un petit pays comme le nôtre qui connaît le plein-emploi, la milice est le seul moyen de conserver une armée nombreuse et relativement bon marché », concède-t-on à Berne. Mais pour rester attractif, l’addition monte.

En Suisse, à l\'école des recrues

Un nombre croissant de jeunes, à la recherche d’engagements plus solidaires, préfèrent choisir le service civil, qui a été créé en 1996 et dure six mois minimum, tandis que de nombreuses entreprises renâclent à lâcher leurs salariés pour leurs cours de répétition. Même si elles ne doivent payer alors que 20 % du salaire, 80 % étant réglés par une taxe paritaire de 0,45 % sur tous les salaires.

Aussi depuis janvier, la durée du service a été réduite (18 semaines contre 20 auparavant), la solde augmentée, et tout l’état-major remobilisé sur la formation. Car en Suisse, la bonne réputation du service tient aussi au fait qu’on y apprend des choses. Ici, ce sont des apprentis cuisiniers qui s’initient à la restauration collective. Là, de jeunes mécaniciens qui démontent les moteurs d’hélicoptère.

Et pour inciter les jeunes à faire un service long et devenir officier, la solde a été augmentée : 30 francs par jour, contre 5 francs pour les simples recrues, avec à la clef la promesse d’un crédit de 10.000 francs pour financer ses études après le service et en sus des équivalences pour valider ses acquis militaires dans des crédits universitaires. Pour environ 3.500 francs suisses par mois et 10.000 francs de crédit, les aspirants étudiants consentent à donner une année à l’armée.

La mixité à la rescousse ?

Pour la Suisse, le jeu en vaut encore la chandelle. Le pays a la réputation d’être bien défendu en consacrant moins de 5 milliards de francs à son budget militaire, soit 0,8 % de son PIB (2 % en France). Avec la taxe salariale, la part des dépenses consacrée à la défense du pays monte à 1,6 % du PIB et se situe dans la moyenne européenne. A ce tarif, Berne déclare pouvoir mobiliser jusqu’à 35.000 hommes en dix jours. Tel est le contrat opérationnel de ce pays, dont la neutralité lui interdit de participer à des opérations extérieures… exception faite des 180 soldats de la Garde suisse du Vatican !

La milice permettra-t-elle encore longtemps d’assurer ce contrat de mobilisation ? Sans doute non. Ou tout du moins pas sans l’aide des filles. Actuellement, les volontaires comptent pour à peine 1 % des recrues ! Le débat s’ouvre à peine. Au moins pour qu’elles assistent à la journée d’information sur le service à laquelle se rendent tous les garçons de 17 ans… En Suisse, rien ne change trop vite ! Alors, quand on leur demande leur avis sur un SNU qui s’adresserait à 800.000 jeunes, ils rient sous cape. La mobilisation, depuis trois siècles, c’est leur spécialité. Et elle ne cesse de se compliquer !

Anne Bauer