Le lurilinguisme et la Suisse
https://helvetiahistorica.org/2018/01/31/plurilinguisme-suisse/
Pourquoi la Suisse est-elle devenue un Etat plurilingue?
Vous possédez sans doute chez vous quelques guides de voyage témoignant de vos escapades à l’étranger. Ouvrez-en un, au hasard. Presque toujours, ces livres proposent une introduction générale sur le pays ou la ville qu’ils évoquent: des pages entières traitent ainsi de la culture, de l’histoire ou de la politique.
Mais voilà qu’il s’agit très souvent d’un festival de clichés. Ou d’une parcelle de vérité qu’il serait hasardeux de généraliser. Ou d’interprétations malheureuses d’une situation beaucoup plus complexe. On tombe parfois dans des stéréotypes frisant la bêtise et ce qui est avancé peut alors s’appliquer à n’importe quel pays (exemples: «L’Italie possède un riche patrimoine architectural»; «L’Allemagne a de fortes traditions»; «La France jouit d’une incroyable diversité de paysages»). De la même manière, certains monuments deviennent des emblèmes et le contexte de leur édification n’est que rarement évoqué:
La Suisse n’échappe pas au phénomène. Quel guide ne met-il pas en avant «l’étonnante richesse culturelle de ce petit pays»? N’accablons cependant pas trop les livres de voyage, qui ne font après tout que répéter des informations partielles (ou vraiment fausses) largement répandues.
Nous vous proposons donc d’aller à la rencontre d’un cliché qui colle si bien à la peau de la Suisse que les autorités, et même certains manuels d’histoire, le mettent aujourd’hui en avant lorsqu’ils s’essaient à la description de l’identité du pays: le plurilinguisme. Mais ce dernier est-il une réalité sociale ou un fantasme politique?
Naissance d’un Etat trilingue
Dans les discours officiels, les publicités touristiques ou les articles encyclopédiques, la phrase est toujours à peu près la même: «La Suisse compte quatre langues nationales. Les communautés linguistiques vivent en paix et témoignent de la capacité du peuple suisse à vivre uni dans sa diversité.»
Mais qu’en est-il réellement? Durant tout l’Ancien Régime, le français et l’italien ne sont des langues maternelles que dans des pays sujets ou des territoires alliés de la Suisse: si l’on excepte le bilinguisme de Fribourg (dont les élites ont largement adopté l’allemand), tous les cantons membres de la Confédération sont en effet de langue allemande, et ce jusqu’en 1798.
Une nuance toutefois: en Suisse romande, si le français est langue de culture, l’immense majorité de la population s’exprime en franco-provençal jusqu’au XIXe siècle (à l’exception du Jura, qui parle une variante de la langue d’oïl, le groupe auquel appartient le français de Paris). Les patois ne disparaissent qu’au XXe siècle, après avoir été la cible de législations discriminatoires (Vaud interdit ainsi l’usage de la langue locale dans les écoles dès 1806).
Il n’est dès lors pas abusif de parler de linguicide, à savoir l’éradication programmée d’une langue. La France a certainement servi de modèle. En effet, les élites révolutionnaires considèrent que le pays doit unifier son peuple autour d’une langue qui servira de ciment national. En 1794, Bertrand Barère de Vieuzac, grand défenseur de la guillotine, peut donc écrire ceci:
«Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ; l’émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle l’italien, et le fanatisme parle le basque. Cassons ces instruments de dommage et d’erreur.»
L’élimination des langues dites régionales se lit donc comme un véritable programme politique.
Au Tessin ou dans les Grisons italophones, la situation est comparable à celle de la Suisse romande. On utilise en effet les dialectes locaux pour les échanges de la vie quotidienne, mais l’italien (dès le XVIe siècle) en tant que langue écrite. En termes savants, cette situation s’appelle de la diglossie. Autrement dit, un groupe utilise deux langues différentes en fonction de la situation. On retrouve aujourd’hui cela en Suisse alémanique: le Hochdeutsch sert de langue écrite, tandis que le Schwyzerdütsch s’emploie à l’oral.
Jusqu’en 1798, la langue officielle de la Confédération est donc l’allemand, même si le français joue un rôle important dans la diplomatie internationale du XVIIIe siècle, puisqu’il est à cette époque l’idiome des élites européennes et des échanges entre les nations. Dès la création des institutions modernes de 1848, l’allemand, le français et l’italien figurent tous trois dans la Constitution en tant que langues officielles. On place les idiomes latins sur un pied d’égalité par rapport à la langue majoritaire. Il s’agit-là de la naissance d’institutions véritablement plurilingues. Extraits de la Constitution de 1848:
La quatrième Suisse
En ce qui concerne le romanche, il ne jouit d’une reconnaissance fédérale que depuis 1938, dans un contexte où cet idiome se trouve instrumentalisé pour défendre la fameuse «diversité culturelle» de la Suisse. Le Conseil fédéral propose en effet de faire du romanche la quatrième langue nationale (une votation entérine cette décision par plus de 90% des voix, mais avec une participation à peine supérieure à 50%). De cette façon, la Confédération affirme officiellement la singularité de cet idiome par rapport à l’italien. Mais pour quelle raison?
A cette époque, l’Italie fasciste ne cache pas ses visées annexionnistes. Elle considère en effet les Grisons comme une région italophone. La reconnaissance du romanche sert donc à discréditer les prétentions italiennes et à faire de cet idiome une langue typiquement helvétique. Notre série documentaire consacrée à l’Exposition nationale de 1939 revient largement sur ces enjeux.
La volonté de maîtriser les langues nationales est-elle une expression du nationalisme helvétique?
Institutions plurilingues ne riment cependant pas avec une population véritablement polyglotte. Si la maîtrise de plusieurs langues nationales est une réalité au sein de certaines catégories de la population (et particulièrement pour les individus appartenant aux élites ou les personnes vivant dans les zones situées sur les frontières linguistiques), la situation a tout de même bien changé depuis la fin du XXe siècle.
Ainsi, le nombre de jeunes filles effectuant une année au pair de l’autre côté du röstigraben a diminué, de la même façon que la maîtrise du français outre-Sarine tend à faiblir, particulièrement dans les cantons les plus orientaux. L’une des raisons qui permettent d’expliquer ce mouvement se trouve dans le rôle joué aujourd’hui par la langue de Voltaire dans les échanges économiques: face à l’anglais, il perd du terrain. Toutefois, le nombre de francophones ne cesse d’augmenter.
De façon symptomatique, la question de l’enseignement du français dans les cantons alémaniques suscitent depuis quelques années bien des controverses, dont les médias se saisissent régulièrement. Ainsi, des personnalités politiques cherchent à remettre en cause l’apprentissage du français dans les classes des écoles primaires. D’aucuns mettent en avant une «surcharge» pour des enfants de qui l’on exigerait trop d’efforts ou la nécessité d’enseigner davantage l’anglais.
Certaines voix craignent que ces revendications ne remettent en cause la «cohésion nationale». Le français est ainsi vu comme un élément inviolable de l’identité suisse et sa diffusion comme une marque de respect à l’endroit des minorités. Pourtant, cet argument est-il recevable? Après tout, l’italien n’est quasiment pas enseigné en dehors du Tessin et des Grisons. Et que dire du romanche, dont certains ignorent jusqu’à l’existence?
Deux chercheuses alémaniques, Anja Giudici et Sandra Grizelj, nous offrent la possibilité de réviser nos certitudes. Selon elles, le déchaînement des passions provoqué par les débats sur l’enseignement du français trouve en partie son origine dans l’idée que les Suisses se font de leur pays.
Ainsi, la promotion politique du plurilinguisme sert à définir l’identité d’un pays qui ne peut se targuer, à l’image des grands Etats européens, de ne posséder qu’une seule langue (encore que cette affirmation est sujette à caution: la France connaît une multitude de langues régionales, tout comme l’Italie ou encore l’Espagne). Afin de paraître aux yeux du monde comme une véritable nation et de créer un sentiment d’appartenance commune au sein de sa population, la Suisse utilise sa diversité linguistique comme la preuve de sa spécificité.
La Suisse cherche ainsi à se construire une identité, en diffusant l’idée que la présence de plusieurs langues sur son territoire contribue à stimuler la concordance entre les différentes régions. Ainsi, la Suisse serait une «nation de volonté», tandis que les autres Etats seraient des nations de fait. Carl Hilty*, professeur de droit ayant publié des écrits historiques, affirme en 1875:
Ce qui constitue le lien social, c’est avant tout «la conviction de former un Etat meilleur à maints égards, d’être une nationalité au-dessus des simples affinités de sang et de langue» [cité par François Walter dans Une histoire de la Suisse: voir dans la bibliographie]
Par la réunion de populations pratiquant des langues différentes, la Suisse prouverait ainsi son génie et son désir de dépasser les considérations ethniques. En réalité, il ne s’agit que d’une lecture nationaliste qui vise à considérer la Confédération comme une nation unique au monde, le fameux «Sonderfall» («cas particulier», en français). Aujourd’hui encore, ce dernier est sans cesse convoqué: la Suisse serait ainsi le pays de la démocratie, de l’aide humanitaire, du consensus politique, de la paix du travail ou encore de la neutralité. Des caractéristiques encore très présentes dans l’imaginaire collectif, quand bien même ce ne sont pour l’essentiel que des mythes savamment alimentés.
En 2017, les Zurichois refusent de supprimer le français de l’école primaire, par 60,8% des voix. Les arguments liés à la cohésion nationale ont sans doute joué un rôle non négligeable dans ce résultat. Une nouvelle preuve que le plurilinguisme constitue un pilier central de l’identité suisse dans l’esprit des citoyens ? Il s’agit tout du moins d’une volonté de ne pas donner un coup de pied dans la fourmilière linguistique, considérée comme un équilibre fragile à préserver.
La Suisse officielle se préoccupe-t-elle vraiment des langues nationales?
Si les autorités politiques aiment souligner le plurilinguisme de la Suisse, ce n’est bien souvent que par habitude. En effet, quelles sont les mesures prises pour promouvoir les langues minoritaires?
En 2016, le Conseil fédéral renonce à contraindre les cantons à enseigner une langue nationale dans les écoles primaires. En 2017, le Conseil national refuse de créer une commission visant s’occuper de la promotion des langues. En outre, bien que la Suisse ait signé en 1997 la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, plusieurs idiomes régionaux condamnés à disparaître ces prochaines années (à l’image du franco-provençal ou du patois jurassien) ne jouissent toujours d’aucune reconnaissance fédérale.
Ainsi, les déclarations quant à la richesse linguistique du pays ne sont pas suivies de soutiens concrets. La Suisse officielle endosse par conséquent une responsabilité directe dans la disparition programmée des langues minoritaires présentes dans ses frontières.
Par ailleurs, le plurilinguisme conduit forcément à une hiérarchie des langues. En effet, la majorité n’entretient pas le même rapport aux idiomes nationaux que les minorités. Pour les Alémaniques, l’apprentissage du français n’est pas une préoccupation centrale, puisqu’il n’est pas indispensable sur le marché du travail. En revanche, les Romands, les Tessinois ou les Romanches sont contraints de maîtriser l’allemand, s’ils veulent espérer mener une carrière politique fédérale ou obtenir des postes à responsabilités.
Pourtant, la reconnaissance des idiomes minoritaires en tant que langues officielles crée artificiellement l’idée que toutes les communautés jouissent d’un statut égalitaire. Cela n’est évidemment pas le cas. Ainsi, au sein de l’Administration fédérale, les Alémaniques sont surreprésentés, au détriment des Latins.
Le romanche peut-il disparaître?
Les différends linguistiques entre Romands et Alémaniques effacent un enjeu bien plus grave pour qui se soucie réellement de la diversité culturelle: le sort des parlers rhéto-romans. Malgré toutes les déclarations sur le plurilinguisme suisse, rares sont en effet les actes concrets visant à donner une visibilité au romanche et à empêcher son déclin démographique. Majoritaire dans les Grisons jusqu’au milieu du XIXe siècle, il n’est plus en 2015 la langue principale que de 15,9% de la population du canton. La moyenne d’âge de ses locuteurs est de surcroît supérieure à celle du reste de la Suisse. Enfin, selon une études européenne, une langue recensant moins de 300’000 individus capables de la parler serait menacée. Or, le romanche n’est la langue principale que d’environ 40’000 personnes.
Ces chiffres permettent-ils d’établir des projections quant à l’avenir du romanche? Là n’est pas le rôle de l’historien. Le passé nous rappelle toutefois que cette langue grisonne, privée de centre économique majeur et morcelée en plusieurs dialectes, ne cesse de perdre du terrain depuis le Moyen Âge.
Enfin, le romanche connaît un statut discriminatoire par rapport aux trois autres langues reconnues par la Constitution fédérale. Ainsi, selon l’article 70, al. 1 de cette dernière, «[l]es langues officielles de la Confédération sont l’allemand, le français et l’italien. Le romanche est aussi langue officielle pour les rapports que la Confédération entretient avec les personnes de langue romanche». Pour qui saura lire entre les lignes, la langue grisonne n’a donc qu’une maigre reconnaissance héritée des années 1930 et n’est qu’un idiome semi-officiel.
La Suisse est donc devenue un Etat plurilingue pour diverses raisons: il existe certes plusieurs communautés linguistiques historiquement présentes sur son territoire, mais la volonté de constituer un pays polyglotte s’apparente à une forme de nationalisme dont le point d’acmé sera atteint durant la Seconde Guerre mondiale.
Pour aller plus loin et en apprendre davantage sur les langues minoritaires de Suisse, nous vous proposons de lire cet article.