la cuisine suisse n’existe pas

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«La cuisine suisse n’existe pas»

La Semaine du goût 2018 sera placée sous le parrainage de Dominik Flammer, spécialiste de l’histoire des produits du terroir. L’occasion d’évoquer la Suisse culinaire, inspirée et inspirante.

Le Tessin culinaire à l’honneur

Du 13 au 23 septembre, la Suisse fêtera de nouveau son terroir avec la 18e Semaine du goût. Placée sous le parrainage de Dominik Flammer, la manifestation aura pour Ville du goût Lugano. L’occasion de découvrir la richesse du patrimoine tessinois, qui multipliera les événements dès le mois d’avril.

La cité latine placera également sa fonction de Ville du goût sous le symbole de la polpetta, soit la boulette, recette universelle et métaphore de la lutte contre le gaspillage alimentaire. Les candidatures pour la Semaine suisse du goût 2018 sont également d’ores et déjà ouvertes. Toute personne, association ou lieu de goût souhaitant organiser un événement est invité à déposer sa candidature d’ici au 30 avril 2018.

Enfin le partenariat entre la Semaine du goût et Swiss Wine, commencé il y a trois ans, est encore renforcé cette année.

Renseignements et dépôt de candidatures sur www.gout.ch

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Qu’est-ce que la cuisine suisse?

La cuisine suisse, au sens national du terme, n’existe pas du tout. Il y a des cuisines régionales en Suisse avec des similarités. Si vous prenez la région de Genève, il y a beaucoup de ressemblances avec la cuisine de Savoie. La même chose aux Grisons, qui a des points communs avec le nord de l’Italie ou l’Autriche. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de spécialités suisses. Mais il y en a peu. Si vous cherchez des produits qui sont traditionnels dans tout le pays, vous ne trouverez que quelques pains, comme la tresse par exemple. On la trouve le dimanche matin sur les tables de toutes les parties linguistiques helvétiques. Mais c’est peut-être la seule chose. On connaît bien sûr, par exemple, la saucisse aux choux en Suisse alémanique. Mais ça n’est pas une grande tradition. Le papet est vraiment une spécialité vaudoise. Mais il y a des similarités au plan national. On peut dire, par exemple, qu’on est le pays des grands fromages. Mais aussi un pays avec une culture du pain, avec un mélange entre les grandes cultures des pains de seigle du nord de l’Allemagne et de l’Autriche et les pains de blé de France et d’Italie. Autre exemple, en Suisse traditionnellement on cuit les poissons d’eau douce avec du beurre. Alors qu’il suffit de passer la frontière près du lac de Garde pour trouver des recettes à l’huile d’olive.

Il n’y a donc pas de Röstigraben culinaire?

Il y a un Röstigraben, mais il y a surtout des échanges entre régions. Si vous prenez la saucisse de Saint-Gall ou la Siedwurst d’Appenzell, ce sont des boudins blancs influencés fortement par la cuisine française du XIXe siècle. Quand vous regardez quelques techniques de boulangerie en Suisse romande, vous trouvez beaucoup d’influences extérieures, comme le pain de seigle du Valais inspiré de l’Allemagne. Ça veut dire qu’il y a toujours eu un échange important entre Suisse alémanique et Suisse romande. Par exemple le gruyère et l’emmental. Il y a 200 ans, l’emmental était un gruyère de l’Emmental. Il était très similaire au gruyère parce que les armaillis fribourgeois avaient montré aux Bernois comment produire les fromages d’alpage. Au XIXe siècle, les Bernois se sont émancipés et ont développé leur fromage, l’emmental. Si on parle d’un Röstigraben, il faut y voir naturellement aussi des influences de nos voisins. Le foie gras ou les cuisses de grenouille sont beaucoup plus populaires en Suisse romande par la proximité avec la France. Le Röstigraben existe, mais finalement il y a plus de similarités que de différences. Notamment avec les grandes surfaces. Aujourd’hui vous trouvez de la longeole à la Migros de Zurich et une saucisse de Saint-Gall dans une Coop de Lausanne.

Une diversité qui ne transparaît pas dans un pays surtout connu dans le monde pour le chocolat et le fromage…

Tout d’abord, ce sont des produits très importants avec une industrie très forte et un marketing professionnalisé. Ensuite, pour le fromage, c’est un peu différent. Historiquement, la Suisse était le pays le plus influent dans l’industrie fromagère mondiale. Après la guerre de Trente Ans, des milliers de fromagers suisses ont émigré dans tous les pays et ont influencé l’industrie fromagère. En France, 60% des fromages que l’on connaît aujourd’hui ont été développés par des émigrants suisses. La même chose aux États-Unis, en Finlande, et même en Turquie, où on trouve du graviera peynir. Peynir, ça veut dire «fromage» et graviera, «gruyère». Pour le chocolat, c’était vraiment l’innovation de la période industrielle. L’innovation du chocolat au lait par exemple, inventé en Suisse par Tobler. La croissance du lait en poudre avec Nestlé a aussi beaucoup influencé cette industrie chocolatière. Mais, à côté de ça, il y a beaucoup d’autres produits qui ne sont pas tellement connus au niveau mondial mais qui ont une réputation dans certains pays.

À côté des produits suisses emblématiques mais ancestraux, est-ce qu’il y a une innovation?

Absolument. Si vous prenez les fromages, une tomme fleurette de Michel Beroud à Rougemont, une Belper Knolle de la Fromagerie Jumi à Belp ou un Jersey Blue du grand fromager du Toggenbourg Willi Schmid, ce sont des produits que vous trouvez sous toutes les cloches des grands cuisiniers du monde, même à New York ou à Tokyo. Ce sont des produits très connus. Et il y a une innovation avec beaucoup d’autres produits artisanaux. Par exemple, beaucoup de nouveaux chocolatiers ont développé un artisanat à côté des grandes marques comme Nestlé ou Cailler. De nombreux artisans chocolatiers ont une grande influence au niveau européen en ce qui concerne l’innovation.

Est-ce que des traditions culinaires comme la bénichon ou la brisolée, nées d’une société proche de la terre, du rythme des saisons, pourraient encore voir le jour aujourd’hui?

La plupart de la population habite aujourd’hui dans des villes. Il y a une très grande distance entre le consommateur et la terre. La perte du calendrier religieux a aussi changé beaucoup de choses. On ne réfléchit pas trop à quelle saison on mange un plat traditionnel. Mais quand même, avec la renaissance de la régionalité, la gastronomie recommence à réfléchir quand elle pourrait présenter les produits, comment elle pourrait raconter leur histoire. Et ça nous aide beaucoup pour ce retour à la saisonnalité. La Suisse était peut-être le premier pays culinairement globalisé du monde. Au XIXe siècle, avec le grand boom du tourisme, notamment l’arrivée de visiteurs anglais, russes, français ou italiens, l’hôtellerie a été très influencée au niveau culinaire. Et, après la Seconde Guerre mondiale, on a assisté à l’industrialisation de l’alimentation. Alors ces vingt dernières années, face à un phénomène mondial de renationalisation des cuisines, la Suisse a dû reconnaître qu’elle avait un peu perdu sa tradition.

Vous avez un exemple?

Dans beaucoup de restaurants, y compris dans des lieux très touristiques, on propose des plats comme la sole meunière avec du riz noir et des épinards. Cela n’a absolument rien à voir avec la cuisine suisse. Mais, ces quinze-vingt dernières années, ça a beaucoup changé. Aujourd’hui, vous trouvez partout des produits régionaux. Mais pas seulement traditionnels, également des innovations. Je viens de recevoir une saucisse aux bourgeons de sapin de la région du Chasseral. C’est un produit qu’on ne connaissait pas il y a cent ans. Mais le boucher a cherché à diversifier sa gamme. Cela nous montre que l’innovation en cuisine passe par la connaissance de la tradition. Si on ne connaît pas l’histoire d’un produit, on ne peut pas développer une nouveauté.

Malgré ce dynamisme, on assiste à une standardisation de l’offre, notamment en restau-ration, à une disparition des artisans des métiers de bouche. Le terroir est-il en danger?

Je ne crains absolument pas ça. Ce changement dans le système de vente n’a rien à voir avec la perte de régionalité. Si vous prenez la vente directe, c’est une concurrence immense pour les anciens systèmes de vente. Je ne suis évidemment pas content que les bouchers, les boulangers disparaissent. Mais je crois qu’il y a un remplacement qui n’est pas seulement dû aux grandes surfaces mais aussi à la vente directe et à la renaissance des marchés. Dans les villes, ces derniers ont connu durant les dix dernières années une immense croissance. Avant, ce n’était que des revendeurs qui avaient acheté des légumes chez des importateurs. Aujourd’hui 60 ou 70% sont des producteurs qui vendent ces produits. Même les grandes surfaces, Migros, Coop et même Denner, Aldi et Lidl, luttent sur le marché des produits régionaux. Ils font presque toute leur pub avec ça. Je crois que c’est une réaction à la globalisation. Plus forte est la globalisation, plus forte est la renaissance de la régionalité. Si vous prenez la biodiversité, il y a vingt ans dans les grandes surfaces vous trouviez sur une année une demi-douzaine de variétés de pommes. Aujourd’hui, on arrive facilement à 30 ou 40 variétés. Et ça va encore évoluer ces prochaines années.

En tant que parrain de la Semaine du goût 2018, quel sera votre message?

Mon grand désir est que les cuisiniers et les producteurs coopèrent plus fortement ensemble. Pour les petits producteurs, pour les vendeurs directs, il est très important d’avoir ce lien avec la cuisine. Les cuisiniers sont les multiplicateurs de leurs produits, ils les aident beaucoup à en faire la promotion sans marketing. (Le Matin)