Une Suisse inclusive

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La Suisse est inclusive depuis longtemps

De nombreuses entreprises suisses attirent une main-d’œuvre qualifiée en vertu de leurs valeurs éthiques et non pas parce qu’elles sont incitées à le faire par des réglementations, comme le montre un ouvrage sur dix groupes suisses

Depuis plus d’un siècle, de nombreuses entreprises suisses marient le marché et la morale. Au XIXe siècle déjà, le Bâlois Karl Sarasin constatait que le capitalisme était créateur de progrès et de prospérité, mais qu’il s’accompagnait de problèmes sociaux. Il décida d’introduire une assurance maladie et une caisse de pension dans son entreprise et de définir des limites aux horaires de travail et un âge minimal. Ce patron jeta indirectement les bases de la première loi bâloise sur les fabriques de 1869.


Karl Sarasin mit ses valeurs en pratique. Il ne s’endetta pas, il créa des réserves suffisantes pour affronter les récessions et ne licencia jamais aucun employé. Lui-même était pourtant opposé à ce que l’Etat établisse des conditions-cadres aux entreprises, commente le théologien et pasteur Marcel Köppli. Ce dernier s’exprime dans l’une des trois interviews contenues dans un livre de Bernhard Ruetz, Ethisch, Nachhaltig, Erfolgreich (Editions Ars Biographica.)

La durabilité comme facteur de compétitivité

Ces entretiens accompagnent la présentation de dix entreprises suisses qui respectent les critères environnementaux et sociaux. Ces dernières placent les valeurs éthiques et la notion de durabilité au cœur de leur action «non pas en raison d’une contrainte étatique ou de leur politique de communication, mais par conviction», écrit l’auteur.

Si le terme «durable» est associé à la conférence de Rio organisée par les Nations unies en 1992, la Suisse a placé le respect de l’environnement dans sa législation depuis plus d’un siècle, rappelle Ernst Brugger, un pionnier des travaux sur la durabilité. La loi forestière de 1876 s’engageait à protéger rigoureusement les forêts. Pour chaque arbre abattu, il fallait en planter un autre au même endroit.

Parmi les dix entreprises choisies, l’auteur présente le système de participation de Trisa, le producteur de brosses à dents. Depuis 1972, chaque salarié y est actionnaire, codécide et obtient un revenu dont 5,5% est fonction du bénéfice. Bernhard Ruetz dresse le portrait de pionniers connus de la durabilité comme BlueOrchard en microfinance, Swiss Re dans l’analyse des risques, ou Precious Woods dans l’exploitation durable de bois tropicaux. D’autres sont moins médiatisés, comme Vetropack dans le verre, Bioforce dans l’alimentation et les médicaments à base de plantes, ou Invethos en finance.

Le comportement éthique est une source de confiance. «Chacun veut être salarié ou client d’entreprises qui défendent des valeurs claires avec lesquelles on peut s’identifier», démontre Ernst Brugger. C’est pourquoi, avance-t-il, à long terme l’entreprise durable est plus compétitive et innovante.

Ces dix sociétés éthiques appartiennent «à un type d’entreprise spécifiquement suisse qui s’est développé dans une tradition de liberté et d’autonomie depuis plus d’un siècle», juge Bernhard Ruetz. Les défis de la globalisation et de l’économie numérique se posent aussi à ces entreprises. Pour le pasteur Marcel Köppli, face à ces deux questions, la foi chrétienne a son mot à dire. Plutôt que de craindre le changement, elle aide à trouver des solutions pratiques aux problèmes concrets.

Napoléon et l’économie de marché

Attention toutefois au choix des mots. «Le concept de responsabilité sociale est essentiel dans une économie de marché, mais l’adjectif «social» est inutile parce qu’il est contenu dans l’idée de responsabilité», analyse Robert Nef, ancien rédacteur en chef du magazine Schweizer Monatshefte. «Le comportement d’une entreprise ne se distingue pas fondamentalement de celui d’un individu. Dans les deux cas, l’objectif doit être de ne pas vivre aux dépens d’un autre et de ne nuire à personne, y compris à soi-même», rappelle-t-il.

Napoléon avait coutume de se moquer des Anglais comme formant «une nation de comptables», mais les revenus de ces derniers étaient à l’époque 83% supérieurs à ceux des Français et ils consommaient un tiers de calories supplémentaires, note Steven Pinker dans son ouvrage Enlightenment Now. L’économie de marché est donc une source de prospérité grâce à son mécanisme de coopération volontaire aux échanges. Elle a amélioré le sort des pauvres, en termes d’espérance de vie, de santé, d’éducation, et réduit leur nombre. «Ce n’est pas la globalisation ou la déréglementation qui sont dangereuses, mais les expériences qui partent certes de bonnes intentions mais qui cherchent à remplacer le libre-échange par la contrainte politique», conclut-il en pointant son doigt à l’égard de l’aide au développement. Plutôt qu’un primat de la politique, Robert Nef préfère le primat de la culture, celle qui se fonde sur le libre échange d’informations.