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La Suisse reste numéro un mondial de la gestion de fortune

Au moment où l’Europe s’apprête à retirer le pays de la liste des paradis fiscaux, un livre raconte 60 ans de compagnonnage entre la Suisse et l’argent sale.

Publié le | Le Point.fr

En juillet 1962, Agostino Soldati, ambassadeur de Suisse à Paris, rencontre Maurice Couve de Murville, alors ministre des Affaires étrangères sous la présidence du général de Gaulle. Les deux hommes abordent la question de l’argent des Français en Suisse. Apparemment, le ministre français se montre très rassurant, puisque le 20 juillet, Agostino Soldati écrit à ses chefs à Berne : « Tous les dirigeants souhaitent secrètement qu’il [le secret bancaire] soit maintenu ! » Il ajoute qu’il n’y a peu d’hommes influents « représentatifs pour les partis du centre ou de la droite (même du centre gauche) qui n’utilisent ce système de fait ».

C’est l’une des anecdotes contenues dans La Suisse et l’argent sale 60 ans d’affaires bancaires, que publie Roland Rossier, journaliste économique à La Tribune de Genève (*). Maurice Couve de Murville, futur Premier ministre, était peut-être au courant qu’en novembre 1959, François Mitterrand avait perçu 500 000 francs versés par un mystérieux banquier genevois, Jean-Pierre François. Né Joachim Pick Felberbaum en 1922 à Vienne, il devient d’abord Jean-Pierre Felber en 1939 à Genève, puis Jean-Pierre François durant la guerre, où il se lie d’amitié à Limoges avec Roland Dumas, futur ministre des Affaires étrangères sous la présidence de François Mitterrand.

74 milliards non déclarés détenus par des Français

Pour l’anecdote, on retiendra que Jean-Pierre François a fait fortune en vendant des fusils-mitrailleurs Beretta au Pakistan, avant de diriger la Banque romande, de devenir consul honoraire du Panama pour la Suisse, et surtout le « conseiller occulte » de François Mitterrand, pour reprendre ses propres déclarations. Ce n’est pas le seul personnage pittoresque que Roland Rossier a croisé sur les bords du lac Léman depuis les années 1980. Au temps où le Code pénal helvétique ignorait le blanchiment d’argent. De Meyer Lansky, considéré comme le cerveau financier du crime organisé américain, à Licio Gelli, grand maître de la Loge P2, en passant par Flavio Fiorini qui a laissé un trou de 2,1 milliards de francs suisses, notamment dans les caisses du Crédit lyonnais, sans oublier Alfred Sirven, le directeur des affaires générales d’ELF, tout ce beau monde possédait son rond de serviette dans les palaces de la cité de Calvin.

Sous la pression de Washington et de Bruxelles, la Suisse était contrainte en 2009 d’annoncer la mort du secret bancaire. À cette époque, les fonds non déclarés des Allemands atteignaient, selon des estimations sérieuses, 155 milliards d’euros, ceux des Italiens, 150 milliards. Les Français, « seulement », 74 milliards, suivis par les Britanniques 48 milliards, et les Espagnols 40 milliards. L’étude du consultant Helvea avançait que 3 % seulement des Français étaient en règle avec le fisc, contre 1 % pour les Italiens.

Le secret bancaire n’est pas aboli en Suisse

Dorénavant, le fisc suisse a l’obligation de répondre aux demandes de ses voisins. Il l’a fait notamment concernant Jérôme Cahuzac, qui avait demandé à son banquier de transférer ses fonds à Singapour… juste une semaine après que le Conseil fédéral (gouvernement) annonce la fin du secret bancaire. Comme la Suisse « a respecté ses engagements », les ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne, réunis au Luxembourg, doivent retirer cette semaine la Confédération de la liste grise des paradis fiscaux.

Berne s’est-il acheté une vertu en sacrifiant ses places financières ? Pas vraiment. Selon l’association suisse des banquiers, 27,5 % des actifs transfrontaliers sous gestion – comprenez l’argent offshore – sont toujours gérés en Suisse, ce qui en fait le premier gestionnaire de fortune du monde, « loin devant Hongkong et Singapour. Suivent les États-Unis et les Émirats arabes unis », écrit Roland Rossier. Zurich, Genève et Lugano possèdent-elles une baguette magique ? D’abord, le secret bancaire n’a pas été aboli pour les personnes domiciliées en Suisse, qu’elles soient suisses et étrangères.

« Le diable danse pour de l’argent »

Ensuite, l’échange d’informations n’existe toujours pas vraiment pour les ex-pays de l’Est, Russie et Ukraine en tête, comme pour les pays du Golfe, d’Afrique, d’Asie, d’Amérique du Sud. Ce qui expose toujours la Confédération à l’éclatement de nouveaux scandales, notamment avec le Brésil, le Venezuela, la Malaisie. En ce qui concerne l’argent des Européens, il a pu se reconvertir sans trop de difficultés en biens immobiliers, en or et bijoux, en voitures de sport, en œuvres d’art. Quelle est la valeur des biens qui dorment toujours dans les coffres des banques ou dans les ports francs ? « Aucune estimation sérieuse n’est disponible », reconnaît l’ouvrage La Suisse et l’argent sale.

Enfin, la lutte contre l’argent sale a toujours des limites. Si en 2018, le Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent a reçu 6 126 communications, on estime qu’à peine 5 % de ces soupçons donneront lieu à un jugement. Rappelons un proverbe zurichois : « Gott regiert im Himel und s Gält uf Erde », qui peut se traduire par : « Dieu règne au ciel et l’argent sur terre. » Un autre proverbe, cette fois en Switzerdütsch, le dialecte suisse alémanique, assure que « même le diable danse pour de l’argent ».

* Éditions Livreo-Alphi (Suisse), octobre 2019, 272 pages.