La Suisse aussi a un passé colonial

… et une capacité supérieure à d’autres pays en matière d’autoflagellation.
(Voir aussi in fine le bloc d’explications du Temps)

https://www.letemps.ch/monde/lheritage-passe-colonial-suisse-question

L’héritage du passé colonial suisse en question

L’idée d’une Suisse sans passé colonial semble avoir fait son chemin dans l’imaginaire collectif. Cette représentation, qui résiste mal à la réalité, est pointée du doigt par des sphères académiques et militantes qui continuent de dénoncer l’héritage colonial à l’œuvre dans le pays

Au cœur du parc des Bastions trône le buste de Gustave Moynier. Architecte du CICR, dont il fut le président de 1864 à 1910, l’homme devint également le premier consul général honoraire en Suisse de l’Etat indépendant du Congo, propriété à l’époque du roi des Belges Léopold II. Une colonie qui entraîna la mort de millions d’Africains. En 1896, lors de l’Exposition nationale organisée non loin de l’actuelle rue du Village-Suisse, un village miniature du pays est reconstitué. Son attraction la plus populaire: le «village noir». Au paroxysme de l’esprit esclavagiste et colonial, des figurants venus d’Afrique de l’Ouest se mettent alors en scène pour des millions d’Helvètes venus observer «l’exotisme» du continent.

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Le 22 mars dernier, à l’occasion de la semaine contre les discriminations, le collectif AfroSwiss organisait une visite urbaine. Si le Covid-19 a eu raison de l’événement culturel, il s’agissait pour l’association de coordonner un parcours itinérant centré sur les lieux genevois portant la trace, souvent méconnue, de l’héritage colonial suisse.

«La lutte antiraciste passe par la conscientisation et la transmission de l’histoire et de l’implication de la Suisse dans l’esclavagisme et le colonialisme», assure le collectif.Abonnez-vous à cette newsletter J’accepte de recevoir les offres promotionnelles et rabais spéciaux.

Jalons coloniaux

«En tant qu’Etat national, la Suisse n’avait pas de colonies. Cependant, de nombreux acteurs suisses étaient impliqués dans le commerce colonial, dans la science coloniale ou dans des activités de mission qui étaient très pertinentes pour transmettre des idées sur les hiérarchies coloniales et la suprématie blanche», rappelle Patricia Purtschert, professeure d’études de genre et codirectrice du Centre interdisciplinaire de recherche sur le genre de l’Université de Berne.

Le 15 novembre 1884, 14 puissances européennes participent à la Conférence de Berlin. A l’initiative de l’empereur Bismarck, Allemagne, Autriche-Hongrie, Belgique, Danemark, Empire ottoman, Espagne, Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, Pays-Bas, Portugal, Russie et Suède se retrouvent dans le but affiché de faciliter le commerce et la navigation sur le continent africain puis de plaider en faveur de la liberté du commerce et de la navigation, notamment dans le bassin du Congo et celui du Niger. L’acte final de la conférence fixera les règles de la colonisation de l’Afrique en imposant le principe de l’effectivité pour reconnaître une annexion.

Il est plus facile de prétendre que nous n’avons pas eu d’histoire coloniale que d’affronter la dure tâche de décoloniser sa culture et sa société.

Si la Suisse n’a pas pris part au rassemblement berlinois, le pays a su profiter de l’entreprise. «Les réseaux économiques internationaux suisses, qui s’étaient développés durant la période de la traite négrière, se sont en partie reconfigurés durant la période coloniale», précise Nicolas Bancel, historien, professeur ordinaire à l’Université de Lausanne, Centre d’histoire internationale et d’études politiques de la mondialisation.

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«En Asie du Sud-Est, par exemple, de très nombreux entrepreneurs privés suisses ont créé un réseau d’implantations, soit en achetant directement des terres pour établir des plantations, soit en envoyant des représentants chargés de négocier sur place les matières premières. Au Maghreb également, les entrepreneurs se sont implantés dans des conditions similaires, et en Algérie une véritable colonie suisse, constituée par la Compagnie genevoise des colonies suisses de Sétif, a été active de 1853 à 1956, exploitant 15 000 hectares de terres.»

Après la décolonisation, les acteurs suisses ont su se présenter comme des partenaires idéaux puisque le pays n’avait pas été une puissance coloniale proprement dite. Au terme de la Conférence de Durban contre le racisme organisée en 2001, la position de la Suisse semblait même claire: «La Suisse n’a été ni une puissance coloniale, ni a participé à l’esclavage.» Une affirmation sur laquelle la conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey finira par revenir.

«L’abstinence coloniale» de la Suisse s’est soudainement imposée, alors qu’auparavant le pays essayait de montrer qu’il faisait partie intégrante du projet colonial», relève Patricia Purtschert.

Postcolonialité à l’œuvre

Ces aspects historiques mis en lumière par plusieurs chercheurs helvètes depuis une quinzaine d’années entrent dans le champ de l’étude théorique postcoloniale. «Ces études permettent de rompre avec l’idée fausse selon laquelle la Suisse n’aurait rien à voir avec le passé colonial», développe Noémi Michel, maître assistante en théorie politique à l’Université de Genève.

La naissance des postcolonial studies, apparues dans les départements de littérature comparée aux Etats-unis et en Angleterre, est le plus souvent corrélée à la publication de l’ouvrage de l’universitaire palestino-américain Edward Saïd, Orientalism, en 1978. Ce champ d’étude, qui se développe en Suisse dans les années 2000, s’attache à décrire le lourd tribut socioculturel hérité de la colonisation.

«Les représentations issues en grande partie de la période coloniale sur les populations extra-européennes ont largement circulé en Suisse et pénétré les imaginaires. C’est ainsi que les stéréotypes racistes du «Nègre grand enfant», de l’Asiatique «dissimulé et travailleur» ou encore de l’«Arabe dangereux» ont émergé pendant la période coloniale», étaie encore Nicolas Bancel.

«Il est important de noter que les études postcoloniales ne connaissent pas encore de traduction institutionnelle sous la forme par exemple d’un institut, ou d’une chaire professorale qui leur seraient entièrement dédiés. Leur assise reste donc fragile. Cela peut notamment s’expliquer par la forte amnésie coloniale qui règne encore dans le pays», appuie Noémi Michel.

Décoloniser sa culture et sa société

Dès lors, comment expliquer cette forme de déni collectif? Pour Patricia Purtschert, il est nécessaire de lire le colonialisme non pas uniquement à travers un prisme politico-économique mais aussi comme un état d’esprit. «Comme dans le reste de l’Europe occidentale, la population suisse a appris à regarder le monde d’une manière coloniale et à se considérer comme supérieure. Cette vision raciste du monde se retrouve dans la culture populaire et dans de nombreuses traditions, comme le carnaval par exemple», rappelle la chercheuse.

«On refuse fortement, encore aujourd’hui, de reconnaître que les idées racistes font partie de la culture suisse. Il est plus facile de prétendre que «nous n’avons pas eu d’histoire coloniale» que d’affronter la dure tâche de décoloniser sa culture et sa société.»

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En juin 2019, la ville de Neuchâtel a reconsidéré la place et l’héritage de Louis Agassiz en rebaptisant un espace qui porte son nom avec celui de Tilo Frey, pionnière de l’émancipation féminine et première femme noire conseillère nationale neuchâteloise à siéger sous la Coupole. Le glaciologue, accusé d’avoir promu le racisme, suscitait la polémique depuis quelques années en Suisse.

«Aujourd’hui, toutes ces questions se sont déplacées vers le débat public, ce qui explique que nous discutions de l’opportunité de maintenir des noms de rues ou des statues renvoyant à des Suisses qui avaient fondé leur fortune sur la traite négrière ou participé à l’élaboration des théories raciales, ou que nous soyons concernés par les discussions internationales sur la restitution des objets ethnographiques pillés durant la colonisation et dont nos musées regorgent», conclut Nicolas Bancel.

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