Panorama de la presse en Suisse

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LA PRESSE FRANCOPHONE SUISSE SUBIT LES LOIS D’UN GÉANT ALÉMANIQUE

Un article de la série « la liberté de la presse en Europe en 2020 »

28 mai, par Caroline Iberg




La Suisse, ce pays où il fait bon vivre pour les journalistes… germanophones. En effet, si les médias et les journalistes suisses bénéficient sur le papier d’une remarquable liberté d’expression, la situation réelle est plutôt préoccupante. Particulièrement pour la presse écrite francophone.

La presse écrite francophone se porte mal en Suisse. Le secteur est affecté par une concentration croissante liée à la révolution numérique d’une part et par la difficulté de maintenir la grande diversité des titres en raison du lectorat réduit d’autre part. Cela s’est traduit par la perte de plusieurs journaux emblématiques initiée par L’Hebdo en 2017, bientôt suivie par d’autres comme Le Matin qui n’est plus publié que sur le web depuis l’été 2018. Quant à Le Temps, 24Heures et La Tribune de Genève, ils ont eux aussi dû réduire la voilure et augmenter l’offre payante sur Internet. Même 20 minutes a dû unir sa rédaction à celle du Matin en 2018 pour assurer sa survie.

La fin de L’Hebdo après 36 ans d’existence a donc marqué un tournant pour les journalistes francophones. Rare rédaction proeuropéenne de Suisse, l’hebdomadaire bien nommé avait été au cœur du combat pour l’adhésion à l’Union européenne, sa mère des batailles, dans les années 1990. Les autorités du Canton de Vaud, où se situe Lausanne, le siège du journal, avaient certes été appelées au secours de L’Hebdo en 2017 mais n’ont alors pas osé débourser l’aide financière nécessaire de peur de se voir reprocher une atteinte à la liberté de la presse. Près de trois ans plus tard, ce même canton a annoncé en janvier des mesures à hauteur de 6,2 millions de francs sur cinq ans destinées à la presse. Sera-ce suffisant ? Pas sûr. Le gouvernement vaudois assure cependant que « le maintien de la diversité des médias est un « enjeu crucial », car c’est une « condition essentielle à la formation libre de l’opinion dans une démocratie » ».

Mais la principale cause de cette crise n’est ni l’avènement du numérique, ni le faible lectorat en soi. Le rachat en 2007 du groupe de presse suisse francophone Edipresse par le géant alémanique Tamedia, aujourd’hui TX Group, a précipité la chute du paysage médiatique romand. Pas de pitié pour les titres francophones qui ne sont pas rentables, l’argent est réservé aux grands journaux germanophones, qui, bien sûr, drainent plus de lectorat puisque la Suisse est composée à plus de 60% de locuteurs alémaniques. Licenciements et remaniement ont été le lot des journaux romands ces dernières années conduisant, fait rarissime en Suisse, à plusieurs grèves des journalistes en 2018. Sans succès. TX Group possède à ce jour 30 titres en Suisse à qui il impose ses conditions économiques drastiques et réduit la diversité des contenus.

Autre danger pour la liberté de la presse : Christoph Blocher, tribun milliardaire de l’extrême droite suisse (l’Union démocratique du centre UDC), possède la deuxième plus grande société de médias, Zeitungshaus, comptant elle aussi près d’une trentaine de journaux. Et pas n’importe lesquels, principalement des gratuits. Or, le leader historique de l’UDC le sait, ce sont ceux-là qui sont le plus lus en Suisse et dont il peut tirer avantage pour son parti. Sans compter que la revente de la Basler Zeitung à TX Group en 2018 en échange de ces titres ne lui en a pas vraiment coûté puisque le nouveau rédacteur en chef du grand quotidien bâlois y travaille depuis 2005 et ne constitue donc pas un tournant idéologique majeur.

Pourtant, la Basler Zeitung, la BaZ, n’a pas toujours été nationaliste loin s’en faut. Dans les années 1990, à l’instar de L’Hebdo, elle est même pro-européenne et fait campagne en faveur de l’adhésion de la Suisse à l’Espace économique européen (EEE). Un supplément baptisé « 3 », destiné aux lecteurs suisses, alsaciens et allemands, est lancé pour symboliser son positionnement, à la fois centriste et très favorable à l’ouverture des frontières. C’est en 2010 que le titre opère son virage à droite avec l’arrivée de la famille Blocher à sa tête. Ce tournant atteindra son paroxysme en 2014, lorsqu’il est le seul grand quotidien du pays à soutenir officiellement l’initiative de l’UDC « Contre l’immigration de masse » qui vise à abolir la libre circulation des personnes avec l’Union européenne.

La BaZ n’est pas seule à relayer les idées du parti d’extrême-droite en Suisse allemande, c’est également le cas de la Weltwoche, qui est dirigée à Zurich par Roger Köppel, rédacteur en chef mais aussi parlementaire UDC, dont les idées n’ont rien à envier à celles des Blocher. Climatosceptique, anti-européen et anti-médias notoire, Köppel brode dans la ligne dure du parti. Ouvertement anti-romand, il n’a pas hésité à qualifier ses compatriotes francophones de « Grecs de la Suisse », entendez par là des gens paresseux. On comprend ainsi mieux comment les idées eurosceptiques ont pu se développer parmi la population de Suisse allemande, créant ainsi un gouffre idéologique de plus en plus important avec la Suisse romande. Fossé qui s’est élargi lors des élections parlementaires de 2019 lors desquelles l’UDC a subi un véritable camouflet dans les cantons romands.

Malgré ce sombre tableau, la Suisse reste 6e du classement de Reporters sans frontière (RSF), loin devant ses voisins directs. « La situation est bonne en Suisse. Mais les experts mettent en évidence un certain nombre de points : la détérioration de la situation financière de nombreux titres, le phénomène de concentration de plus en plus marqué dans la propriété des journaux », déclarait le président de RSF Suisse à la télévision suisse romande en 2017. « À part le groupe de La Liberté, dans une moindre mesure Le Courrier et Le Quotidien Jurassien, il n’y a plus d’éditeurs indépendants, c’est tout de même un peu inquiétant. La diversité des contenus est en danger », mettait-il en garde.

Seul le Tessin, unique canton italophone de Suisse semble résister à ce marasme. En effet, cette région qui ne compte que 352000 habitants, possède trois quotidiens, un journal gratuit, un journal hebdomadaire germanophone et deux titres dominicaux. Sans compter les cinq chaînes de radio, trois de télévision, dont une privée, trois magazines et près d’une dizaine de sites d’information sur internet. L’espoir est toutefois encore permis pour le reste de la Suisse avec l’avènement de plusieurs éditions numériques indépendantes ces deux dernières années : après Republik (Zurich) et Bon pour la tête (Lausanne), la scène médiatique compte désormais Heidi.news (Genève). Mais pour quel avenir ? La pérennité financière de ces titres ne tient en effet que sur la générosité de leurs donateurs.

Autre espoir : les Suisses tiennent à leurs médias et ils l’ont prouvé dans les urnes. Le 4 mars 2018, l’initiative populaire « No Billag », qui proposait le démantèlement du service public audiovisuel par la suppression de la redevance (365 francs suisses (347 euros) par an), a été rejetée massivement par 71,6% des votants. La campagne avait vu une mobilisation sans précédent des milieux politique, artistique et journalistique. Ces mêmes milieux qui, dans le contexte de la crise actuelle du COVID-19, saluent la qualité du service public télévisuel suisse qui, pour de nombreux téléspectateurs confinés, confirme l’utilité de la redevance. Utilité que le Conseil fédéral fait mine d’ignorer puisqu’il vient d’annoncer une baisse de 30 francs suisses de la taxe dès 2021. Cet argent n’aurait-il pas pu être utilisé ailleurs, notamment pour la presse écrite, se demande Chantal Tauxe, ancienne rédactrice en chef adjointe de L’Hebdo, dans un tweet atterré : « Incompréhensible, tragique, alors que […] l’ensemble des médias délivre depuis le début de la crise du coronavirus des prestations de service public de haute qualité. Ce « surplus » aurait dû revenir à la presse écrite en grand danger et aux nouveaux sites d’information ».

Alors liberté de la presse en Suisse certes, mais pour combien de temps encore et surtout à quel prix ?