Crise Covid. Une belle démonstration d’une spécialité suisse .. l’autocritique.

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Berne a d’abord minimisé le virus, avant d’annoncer l’apocalypse

Pour la première fois, des procès-verbaux montrent
à quel point les autorités fédérales ont sous-estimé la crise du coronavirus. Puis comment elles ont soudainement retenu
un scénario apocalyptique.

Alain Berset dirige la séance de la task force Corona du 28 février. Keystone/Peter Klaunzer

Christian Brönnimann

Comment la Confédération a-t-elle jusqu’à présent maîtrisé la crise du coronavirus? Cette question occupera le pays encore longtemps. Les politiciens et l’Administration fédérale ont promis une analyse minutieuse. Mais il faudra probablement des mois avant que ces enquêtes ne soient disponibles.

Les procès-verbaux des différentes cellules de crise fédérales permettent d’ores et déjà de jeter un regard dans les coulisses. La cellule enquête de Tamedia a obtenu grâce à la loi sur la transparence les PV des organes les plus importants: la task force Corona de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), l’état-major fédéral de la protection de la population et l’état-major de crise Corona du Conseil fédéral, fondé fin mars. C’est sur cette base que les huit thèses suivantes peuvent être formulées.

1 L’OFSP a minimisé trop longtemps
la situation

«Le virus ne se transmet pas
aussi facilement que le virus
de la grippe, il y a donc de bonnes
chances que la situation soit
sous contrôle.»

Daniel Koch, task force de l’OFSP, 24 février 2020

Lors de la toute première réunion de la task force de l’OFSP sur le nouveau coronavirus, le ton est alarmiste: Patrick Mathys, chef de la section Gestion de crise, «constate que les événements changent et évoluent d’heure en heure», selon le procès-verbal du 23 janvier. C’est le jour où la Chine ferme la mégapole de Wuhan. Mais depuis et jusqu’à la fin du mois de février, on ne trouve plus, dans les procès-verbaux, d’autres déclarations indiquant une telle inquiétude. On estime être bien préparé – si bien que le directeur de l’OFSP, Pascal Strupler, peut se permettre de partir en vacances début février, comme le révèle une entrée de protocole.

La vitesse de propagation de l’épidémie a également été totalement sous-estimée. Début février, l’OFSP prévoit certes de constituer un groupe d’experts externes, mais ce dernier ne devrait se réunir pour la première fois que le 12 mars. À cette date, la première vague de Covid-19 aura déjà submergé la Suisse depuis longtemps.

Puis, au cours du week-end du 22 février, le nombre de cas en Italie du Nord a soudainement explosé. Mais à l’OFSP, on reste en stand-by. Bien que la situation en Italie soit «quelque peu chaotique», il s’agit d’une «épidémie locale», explique
le futur «Monsieur Coronavirus»,
Daniel Koch, à la task force, le lundi 24 février.

Et puis il y a cette phrase de Daniel Koch, qui donne un faux sentiment de sécurité: «Le virus ne se transmet pas aussi facilement que le virus de la grippe, ce qui, on l’espère, permettra de garder la situation sous contrôle.»

Le même jour, l’état-major de protection de la population se réunit également. Là encore, Daniel Koch a péché par optimisme, en déclarant cette fois que, «sur la base des informations actuelles sur la situation dans le nord de l’Italie, il est trop tôt pour parler de vague épidémique, espérons que la situation est encore sous contrôle».

2 L’OFSP a ignoré
un avertissement
interne

«Le nouveau coronavirus représente une menace particulière pour la santé publique.»

Mirjam Mäusezahl, épidémiologiste de l’OFSP, task force de l’OFSP,
24 février 2020

Une subordonnée de Daniel Koch tire la sonnette d’alarme lundi 24 février, malgré les propos rassurants de son chef. Mirjam Mäusezahl, qui codirige la section Surveillance et évaluation épidémiologiques, fait la recommandation suivante à la task force: le Conseil fédéral doit déclarer la «situation particulière» le jour même.

Impossible, selon le directeur de l’OFSP, Pascal Strupler. La question a été «discutée de façon intensive» avec le chef de département, Alain Berset, durant le week-end. Une «situation particulière» ne pourrait être déclarée qu’avec des «mesures concrètes». Et les politiciens ne sont visiblement pas encore prêts. Le lendemain, un premier cas de Covid-19 est confirmé en Suisse.

Vendredi de la même semaine, le Conseil fédéral décrète la «situation particulière» et interdit les événements impliquant plus de 1000 personnes.

3 L’OFSP a longtemps cru qu’il y avait assez de matériel dans le pays

«L’OFSP est convaincu qu’il y a une capacité suffisante à Genève.»

Représentant de l’OFSP, état-major
fédéral de la protection de la population, 24 janvier 2020

L’évaluation trop optimiste de la situation a de graves conséquences. Pendant presque tout février, personne ne semble être préparé à une explosion soudaine des besoins en tests et en équipements de protection. Au contraire, l’OFSP estime être bien doté.

Lors de la toute première réunion de l’état-major fédéral de la protection de la population, le 24 janvier, un représentant de l’OFSP signale qu’une augmentation du nombre de tests à effectuer est attendue. Mais l’OFSP est «convaincu» que le laboratoire national de référence aux HUG à Genève a «une capacité suffisante» pour évaluer ces tests.

Le ton était tout aussi positif concernant les masques. «La Confédération dispose d’importants stocks de masques d’hygiène dans différents entrepôts», lit-on dans le procès-verbal de la task force de l’OFSP du 14 février.

L’Office fédéral de la protection de la population a également des masques de protection en stock, soit 390 000 pièces. Ce n’est que plus tard que l’on se rend compte que cela ne suffira jamais. Le 24 février, on informe que la pharmacie de l’armée a commandé 170 000 masques de protection supplémentaires –
une paille compte tenu des millions de masques qui seront nécessaires de toute urgence dans les semaines
à venir.

4 À la mi-mars,
un scénario
apocalyptique est
tout à coup évoqué

«La situation devrait s’aggraver, dépassant celle de l’Italie.»

Patrick Mathys, état-major fédéral
de crise, 16 mars 2020

Peu avant le pic de l’épidémie en Suisse, l’humeur bascule de 180 degrés. Après une longue période d’apaisement, Patrick Mathys, de l’OFSP, choisit maintenant des mots dramatiques: «La situation en Suisse est très grave – il faut s’attendre à ce qu’elle empire et dépasse celle de l’Italie, dit-il le 16 mars. Il faut aussi s’attendre à ce que le système de santé soit confronté à des problèmes majeurs.» Avec ce scénario d’horreur en tête, le Conseil fédéral proclame le même jour la «situation extraordinaire» et ferme les magasins et les restaurants. On prépare même le scénario d’un confinement total, comme en France.

5 La stratégie
des masques
a également fait l’objet
de critiques internes

«Que les masques protègent,
c’est du simple bon sens. Cela doit être communiqué de la même
manière.»

Matthias Egger, état-major de crise, 20 mai 2020

Le public n’est pas le seul à ne pas comprendre que les autorités conseillent depuis longtemps à la population de ne pas porter de masque. Des critiques s’élèvent aussi au sein même de l’Administration. Le 30 mars, un représentant de l’Administration fédérale des douanes pousse un cri du cœur: «Pourquoi l’Autriche prescrit-elle le port de masques de protection dans les lieux publics, et pourquoi l’armée ordonne-t-elle à ses conducteurs
de chars d’en porter? Tout cela fait que les gardes-frontière se sentent très désécurisés.» Des représentants des forces de police soutiennent l’objection de leurs collègues douaniers.

Un représentant de l’OFSP explique: «Toute décision de porter des masques sera prise au niveau politique, en raison de pressions extérieures, et non d’un point de vue épidémiologique.»

Mais le 20 mai, Matthias Egger, chef de la task force scientifique, perd patience devant l’état-major de crise: «Que les masques protègent, c’est du simple bon sens. Cela doit être communiqué de la même manière.» Selon lui, le port d’un masque est important s’il n’est pas possible de garder une certaine distance. «Tout autre chose serait une négligence.»

6 Prévenir la panique était la priorité
absolue

«L’OFSP a une politique
d’information retenue.»

Pascal Strupler, état-major de protection de la population, 24 janvier 2020

Rassurer la population est un refrain qui revient sans cesse lors des réunions de crise. «Il est important d’avoir l’air serein lors de la conférence de presse d’aujourd’hui, tout en montrant que la situation est prise au sérieux», déclare le secrétaire général d’Alain Berset, Lukas Bruhin, le 24 février à la task force de l’OFSP. Lors de la conférence de presse de ce jour-là, son patron, Alain Berset, déclare qu’un plan d’action est prêt. Le soir suivant la conférence de presse, le personnel fédéral se réunit. Lorsqu’un participant demande quel était ce fameux «plan d’action», un représentant de l’OFSP répond: «Il n’y a pas de plan d’action spécifique, on entend par là le [vieux] «Plan pandémie», ou plus précisément, une série de mesures individuelles tirées de ce plan. Cela dit, pour ne pas heurter la sensibilité [de la population], on évite l’utilisation du mot «pandémie» [et donc toute référence à ce plan].»

Cette anecdote montre clairement le revers de la stratégie «éviter la panique à tout prix»: elle se fait au détriment de l’exhaustivité et de la transparence.

7 L’OFSP a été
en désaccord
avec les scientifiques
dès le début

«Les journaux sont pleins de
spécialistes autoproclamés.»

Pascal Strupler, état-major fédéral
de la protection de la population, 9 mars 2020

Il a fallu beaucoup de temps au Conseil fédéral pour impliquer la communauté scientifique, avec un groupe constitué à la fin du mois de mars seulement. Les procès-verbaux montrent que les relations entre les autorités et la communauté scientifique ont été tendues dès le début.

Tout commence par un tweet de l’épidémiologiste bernois Christian Althaus. Le 28 janvier, ce dernier critique l’OFSP qui, lors d’une conférence de presse, a faussement expliqué qu’il n’y avait pas eu de transmission du virus hors de Chine. La task force de l’OFSP, réunie le 29 janvier, a rapidement discuté de la question et a décidé qu’un porte-parole de l’OFSP devait rédiger une réponse.

En février, alors que de plus en plus de scientifiques critiquent l’OFSP et offrent activement leur soutien, la nécessité d’agir est identifiée. Le 9 mars, le directeur Pascal Strupler informe l’état-major fédéral que «l’OFSP s’efforce de se faire accompagner par des experts scientifiques, afin d’intégrer leurs connaissances et leurs points de vue lors des décisions sur les mesures à prendre». Ces derniers jours, en particulier, on a vu de plus en plus de «spécialistes autoproclamés» s’exprimer dans les médias.

8 En pleine crise, l’OFSP a trouvé
le temps de se regarder le nombril

Les procès-verbaux montrent également les sujets qui n’ont pas été abordés, comme le contact-tracing ou la préparation des EMS, tous deux du ressort des Cantons.

L’OFSP a en revanche trouvé le temps, dans la première quinzaine de février déjà, de se pencher sur son propre sort et de procéder à une «analyse de réputation». Deux offres ont été soumises à la discussion. Une «offre de base avec une évaluation globale à la fin» et une deuxième option, avec un rapport hebdomadaire.

Le directeur de l’OFSP, Pascal Strupler, a plaidé en faveur d’une
offre allégée. En contrepartie, les responsables de la communication de l’OFSP ont promis de produire chaque matin une «brève analyse» «afin de pouvoir réagir rapidement aux articles de presse en leur défaveur».Mode démo

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