La révolution d’Octobre a été suivie avec la plus grande attention par l’ensemble de la gauche européenne. Les partis socialistes doivent désormais prendre position face au nouvel Etat bolchévique. En particulier en Suisse, où s’est développée une forte aile gauche en parallèle à la radicalisation du monde ouvrier opérée depuis le début du siècle. Ce courant doit beaucoup au mouvement de Zimmerwald et aux émigrés russes, à Lénine en particulier, dont les 30 thèses sur «Les tâches des représentants de la gauche de Zimmerwald dans le Parti socialiste suisse» lui ont fournit la base programmatique qui lui faisait défaut.
La grève générale de novembre 1918 et, plus généralement les innombrables mouvements sociaux ayant suivi la fin de la Première Guerre mondiale, ont révélé l’âpreté de la lutte des classes dans notre pays. Mais aussi les divergences d’opinion à l’intérieur du mouvement socialiste: entre ceux qui entendent transformer les conflits en luttes révolutionnaires et ceux qui freinent et mettent en garde contre les actions précipitées. Ainsi, fin 1918 déjà, un groupe très minoritaire autour du Zurichois Jakob Herzog – appelé «vieux-communistes», mais dont les cadres étaient âgés de 20 à 30 ans – se sépare du PS et crée un premier Parti communiste.
La question du retrait de la IIe Internationale, socialiste, discréditée, et de l’adhésion à la IIIe Internationale, communiste ou Komintern, créée à Moscou en mars 1919, constituera le vrai motif de rupture. La même question se posera ailleurs en Europe. Avec d’autant plus d’acuité que partout les dirigeants sociaux-démocrates ont appuyé l’effort de guerre, à rebours des engagements pris en 1912 au Congrès de Bâle et en 1915 à Zimmerwald. Peut-on dès lors encore prendre au sérieux la IIe Internationale?
Les délégués en faveur du Komintern
Au printemps 1919, la Jeunesse socialiste annonce son ralliement à l’Internationale communiste. En août, les délégués du PSS votent à une forte majorité l’adhésion à la IIIe Internationale. Mais un référendum organisé auprès de la base casse cette décision. L’objet revient sur le tapis au Congrès de Berne de décembre 1920. Le non l’emporte après de violentes discussions. La décision sera entérinée à l’occasion d’un second référendum auprès de la base en janvier 1921.
Dans l’intervalle, le Komintern a édicté ses «21 conditions», un texte sans concession rédigé par Lénine, imposant notamment à ses adhérents de combattre «non seulement la bourgeoisie, mais aussi ses complices, réformistes de toutes nuances». «Le PSS, par la décision qu’il vient de prendre, s’est placé en dehors des partis vraiment révolutionnaires et aux côtés des ennemis de la Russie des Soviets», écrit la gauche du PSS, en décembre 1920, dans La Nouvelle Internationale, l’organe officiel de la IIIe Internationale en Suisse romande.
Désormais, le mouvement socialiste et ouvrier sera scindé en deux. La gauche du parti, constituée autour de Fritz Platten, Franz Welti, Rosa Grimm et Jules Humbert-Droz (qui deviendra secrétaire du Komintern, lire ci-dessous), quitte le PSS et fonde, les 6 et 7 mars 1921 à Zurich, avec les «vieux communistes», le Parti communiste suisse (PCS). La même lutte se reproduira en coulisses entre PSS et PCS pour conquérir des positions-clés dans les syndicats, coopératives, cartels, etc.
Jusqu’à l’interdiction du PCS
La force du PCS est toute relative. Ses militants se concentrent dans les centres urbains et industriels alémaniques. Ses positions sectaires – une politique de classe contre classe ayant l’ennemi réformiste en ligne de mire dans les années 20 – expliquent des scores électoraux marginaux. Et ce même si l’ardeur de ses membres et la peur qu’ils inspirent à la bourgeoise contrebalancent partiellement leur faiblesse numérique.
Dans les années 30, changement d’orientation. Le Komintern adopte une politique de front populaire. Le PCS s’engage alors intensément en faveur de l’Espagne républicaine et voit ses effectifs augmenter. Jusqu’à l’interdiction des organisations communistes en 1937 dans les cantons de Genève et Neuchâtel, en 1938 dans le canton de Vaud, puis dans toute la Suisse à partir de 1940.
La Révolution russe aura donc provoqué une scission au sein du mouvement ouvrier. Et vingt-cinq ans après la chute de l’URSS, force est de constater que la gauche reste divisée.
Sources: Deux siècles de luttes. Une brève histoire du mouvement socialiste et ouvrier en Suisse, Pierre Jeanneret et Jérôme Béguin, éd. Gauchebdo.
Histoire du mouvement communiste suisse, André Rauber, éd. Slatkine.
Le mouvement ouvrier suisse. Documents de 1800 à nos jours, Groupe de travail pour l’histoire du mouvement ouvrier Zurich, éd. Adversaires.
Jules Humbert-Droz, l’œil suisse de Moscou
PortraitX Rares ont été les membres du Parti communiste à se targuer ouvertement d’être ennemis de Staline et qui vécurent assez longtemps pour le raconter. Jules Humbert-Droz est de ceux-là. Ce pasteur chaux-de-fonnier a vécu une vie hors du commun, devenant tour à tour membre du comité de la Troisième internationale, fondateur du Parti communiste suisse, ou encore «l’œil de Moscou» à Paris. Portrait d’un homme en constante mutation.
Juin 1921, le Chaux-de-Fonnier est convoqué par Lénine lors du troisième congrès de l’Internationale communiste et accède au poste de secrétaire du Komintern. Une surprise pour un personnage qui ne pouvait s’appuyer en Suisse que sur une poignée de militants. «Et ce d’autant plus que son poste de secrétaire lui octroie d’importants pouvoirs au sein d’une organisation fondée en vue de mener la révolution mondiale», souligne Marc Perrenoud, historien au Département fédéral des affaires étrangères. «Son passeport à croix blanche, ses compétences linguistiques et la renommée qu’il avait acquise grâce à ses écrits dans la revue Le Phare faisaient de lui un excellent émissaire», estime pour sa part André Rauber, historien du communisme. Le Suisse est en effet déployé en France et dans d’autres pays latins, où il est chargé d’assurer le contrôle de Moscou sur les sections locales, d’où l’expression «l’œil de Moscou».
Le bolchévik convaincu et zélé qu’il est devenu était pourtant, il y a quelques années seulement, un pasteur profondément imprégné de pacifisme et d’idéaux chrétiens. Et lorsqu’en 1916, il devient objecteur de conscience et écrit un passionné plaidoyer contre l’armée («Guerre à la Guerre ! A bas l’Armée!»), Lénine peste contre «son pacifisme imbécile» et va jusqu’à le qualifier de «philistin du tolstoïsme». Son engagement comme journaliste à La Sentinelle, publication socialiste; le contexte de guerre, ses séjours en prison et les occupations militaires de La Chaux-de-Fonds auront peu à peu raison de son pacifisme. Il durcit son ton, devient opposé à toute participation du Parti socialiste aux institutions. Mais rapidement, les refus du PS national et neuchâtelois de rejoindre la Troisième internationale, ainsi que le découragement des travailleurs de la région en cette période de récession, le poussent à rejoindre la Russie et la jeune et bouillonnante révolution, non sans avoir participé à la création du Parti communiste suisse en 1921.
Eté 1928, Russie. Jules Humbert-Droz fait désormais partie intégrante, avec son épouse Jenny, de l’élite moscovite. Mais les choses vont rapidement se gâter. Le secrétaire de l’Internationale décide, avec son ami Boukharine, alors président de l’organe international, de s’opposer à Staline. Le Komintern, en l’absence du Suisse, a révoqué une décision du Parti communiste allemand qui venait de démettre de ses fonctions Ernst Thälmann, son président, éclaboussé par une affaire de corruption impliquant son gendre. «Ernst Thälmann était l’un des plus fidèles alliés de Staline, et l’Allemagne le pays le plus important en Europe pour le développement du communisme», détaille André Rauber pour expliquer ce rétropédalage.
Dix ans plus tard, Boukharine est exécuté et Humbert-Droz craint le même sort. Depuis dix ans, et malgré des retours répétés en Suisse, il suit fidèlement les consignes du futur dictateur. «Même s’il a écrit dans ses mémoires qu’il le faisait à son corps défendant, il a été un soldat obéissant de Staline. Une attitude étayée par ses écrits dans la revue Drapeau rouge, allant même jusqu’à appeler à la dénonciation de Léon Nicole après les évènements de 1932 à Genève», rappelle André Rauber.
En 1940, le Parti communiste est interdit en Suisse (dès 1937 à Neuchâtel). Malgré cela, Jules Humbert-Droz ne participe pas à la création, quelques années plus tard, du Parti ouvrier et populaire. Il préfère retourner à ses premiers amours socialistes. Achevant une nouvelle mue que certains ne comprendront pas, mais qui reste sa marque de fabrique. Ainsi Willy Brandt-dit-Grieurin (journaliste neuchâtelois et dernier rédacteur en chef de La Sentinelle), dit de lui en guise de nécrologie dans L’Impartial en 1971: «Communiste, socialiste, pacifiste ou théologien, il fut toujours un marginal.» Mohamed Musadak
«L’Œil de Moscou» à Paris, Jules Humbert-Droz, Julliard, Collection archives, 1964.