Le français pas si mauvais qu’on parle en Suisse (La Croix)

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Le si bon français de Suisse

LES PARLERS FRANÇAIS D’AILLEURS (2/5). La Suisse a excellé en français des lustres avant la France et a exporté pendant des siècles le « bon français de Paris ». Elle s’est depuis lors affranchie du diktat parisien. Sa diversité, y compris linguistique, fait partie de son ADN.

Le si bon français de Suisse

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Christophe Chammartin/Rezo pour La Croix

«L’accent y est sans doute un peu râpeux, mais c’est à Neuchâtel que l’on parle le meilleur français de Suisse ! », s’exclame l’écrivain Metin Arditi, « Suisse à quatre sous » – naturalisé – qui ne l’a en rien dissuadé d’écrire un Dictionnaire amoureux de la Suisse (1). Et quelle réputation bien au-delà des Alpes !

Dans les cours d’Europe au XIXe siècle, il n’y avait pas plus raffiné que d’embaucher une gouvernante ou un précepteur suisse pour l’éducation des enfants. « De Genève et de Neuchâtel rayonnait alors le bon français de Paris, à l’époque où la France est encore une France profonde, patoisante et à 90 % analphabète », souligne le linguiste Andres Kristol, ancien directeur du centre de dialectologie et d’étude du français régional de l’université de Neuchâtel qui s’est naturellement implanté dans ce fief historique de la langue française.

Même si Victor Hugo se gausse dans ses Voyages en Suisse de ceux qui se piquent de parler français, comme ce garçon de restaurant qui lui présente son menu avec « haumelette au chantpinnions », « biffeteque au craison » et « hépole d’agnot au laidgume ».

Le français comme bagage dans l’histoire suisse

Dans la pauvre Suisse du XIXe, avoir le français dans ses bagages se révèle le meilleur des passeports pour émigrer. « Le pasteur ­Alphonse Guillebert se soucie d’aider les Suisses qui veulent s’expatrier à parler un français impeccable sans particularismes neuchâtelois, explique la linguiste Marinette Matthey, professeur de sciences du langage à l’université Stendhal de Grenoble. En 1840, il écrit à leur adresse un Glossaire neuchâtelois ou fautes de langages corrigées. Il avait une étonnante approche scientifique de la langue et une conscience aiguë de son enjeu économique ! »

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Cette longueur d’avance helvétique vient du fond des âges. Au XVIIe siècle, Poullain de La Barre, le prêtre féministe converti au protestantisme qui défendait bien avant Simone de Beauvoir que « l’esprit n’a pas de sexe », s’étonne qu’à Genève « on ne laisse pas d’y parler, et d’y prononcer incomparablement mieux que l’on ne fait en plusieurs provinces de France ».

Et il ajoute que « pour les mauvais mots, et les autres fautes de langage, il y en a incomparablement plus à Paris qu’à Genève » dans son Essai des remarques particulières sur la langue française pour la ville de Genève. À cette époque déjà « des Anglais de bonne famille venaient à Neuchâtel pour étudier », ajoute Andres Kristol. C’est que si l’on parle diverses variétés du romand en Suisse à l’instar des patois de France, « on commence dans les milieux éclairés à apprendre le français dès le XVe siècle, à le lire et l’écrire à la place du latin », poursuit Andres Kristol.

Les cantons protestants, porte-flambeaux du français

L’injonction protestante à lire la bible va considérablement amplifier les premiers bruissements du français. Les Réformateurs français qui viennent distiller le protestantisme en Suisse, Guillaume Farel à Neuchâtel, Jean Calvin à Genève, prêchent « avec le bon français de la cour de François Ier qui s’impose à l’écrit et se mâtine de quelques franco-provençalismes ou de franc-comtois à l’oral (2) », précise encore Andres Kristol.

Calvin n’a-t-il pas en effet un style particulièrement châtié ? L’historien de la littérature du XIXe siècle Gustave Lanson qualifia de « plus grand monument de notre prose dans la première moitié de notre XVIe siècle » son traité de théologie Institution.

Les cantons protestants romands mais aussi alémaniques deviennent alors les porte-flambeaux du français. Ils scolarisent leurs enfants. Pour lire la Bible bien sûr. Les milliers de réfugiés huguenots contraints à l’exil par Louis XIV avant même la Révocation de l’édit de Nantes viennent gonfler les rangs des lettrés francophiles. Et stimuler l’économie qui attire des cohortes de paysans germanophones qui, eux aussi, vont se mettre au français. La langue du dimanche devient vivante au quotidien.

Une affiche publicitaire à Lausanne reprenant une expression typiquement romande. / Christophe Chammartin/Rezo pour La Croix

Une affiche publicitaire à Lausanne reprenant une expression typiquement romande. / Christophe Chammartin/Rezo pour La Croix

Les cantons catholiques à la traîne finissent par emboîter le pas. « Au moins un tiers des patronymes romands ont une origine alémanique qui attestent des mouvements de population au XIXe siècle et de cet attrait pour le français », rapporte Andres Kristol, parfait exemple de ces Suisses alémaniques venus en Suisse romande.

C’est ainsi que la petite ville de Bienne passe de 2 500 à 35 000 habitants au XIXe siècle et de germanophone devient bilingue. Preuve encore de la suprématie du français, selon Andres Kristol, « on dit que le ”d” de romand viendrait du “d” allemand, mais c’est l’inverse ! L’allemand n’avait aucune influence jusqu’au XIXe siècle. Le “d” romand est comme le “d” normand qui a inspiré le “d” allemand. »

Perte de prestige de la France et du français

Par une bascule de l’histoire, les Romands minoritaires, francophones et francophiles jusqu’au bout de la langue, sont aujourd’hui tels des hérissons tous pics dehors pour se protéger de la potentielle menace suisse allemande d’Outre-Sarine, cette rivière qui traverse Fribourg et la Suisse comme une frontière linguistique quasi infranchissable entre les deux Suisse romande et alémanique.

Sur le front Ouest, les Romands ont largué les amarres parisiennes et pris leur distance avec le français sur-normé et sa pathologie d’ « hypertrophie de la glande grammaticale » pour reprendre l’expression du linguiste belge Jean-Marie Klinkenberg. La perte de prestige de la France et du français a facilité la conscience helvétique et l’autonomie linguistique. Même si les liens restent étroits avec la « France voisine » savoyarde et franc-comtoise. « On tourne le dos à la France, mais ça fait du bien d’avoir la France dans le dos ! », ironise Andres Kristol.

« L’inquiétude de savoir si les régionalismes sont du moins bon français perdure », tempère la sociolinguiste Federica Diemoz, directrice du centre de dialectologie qui étudie les particularités langagières et leur vitalité au sein de l’observatoire du français en Suisse romande. « Beaucoup de locuteurs se surveillent pour éviter de prononcer telle ou telle expression. » Mais cela pèse finalement peu au regard de la reconnaissance des variétés linguistiques, véritable ADN de la Suisse.

Les Suisses savourent la diversité de la langue

« Les Suisses sont hyper conscients de la diversité de la langue. Et ils la revendiquent. C’est le reflet de notre fédéralisme, du pouvoir confié à chaque canton », poursuit Federica Diémoz. « Les expressions sont comme le poivre et le sel d’un repas » , relève Andres Kristol qui revendique les « cafignons », ces pantoufles bienvenues quand tombent encore les « tatouillards », ces gros flocons de neige du printemps. Et le linguiste d’user avec gourmandise du passé surcomposé – il l’a eu fait – pour signifier un fait du passé sans lien avec le présent. « Pour Paris, évidemment, cela n’existe pas ! Pourtant le passé surcomposé, employé aussi en Franche-comté, existait déjà dans la chanson de Roland. »

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« En France, parler avec un accent et utiliser des expressions régionales revient à mal parler, voire à être soupçonné de n’être pas instruit, déplore Marinette Matthey. Les Romands n’ont pas cette soumission au centre normatif. Ils s’autorisent à être ce qu’ils sont et sont beaucoup plus tolérants à la variation et aux accents. C’est la “glocalisation” linguistique, non pas l’uniformisation de la globalisation mais son ancrage local. » Il y a une dizaine d’années, le canton de Neuchâtel avait ainsi organisé le concours bon enfant « dis woir » du plus bel accent !

Marie Verdier

(1) Plon, mars 2017, 624 p., 24 €.

(2) Les patois suisses étaient rattachés soit au franc-comtois, soit au franco-provençal dont on retrouve la trace dans nombre d’helvétismes.